Hormis quelques exceptions à l'instar de la polonaise Hania Rani ou du canadien Tim Hecker, il est rare que nous évoquions ici les musiques originales de films ou autres œuvres fictionnelles. La raison principale serait qu'en répondant généralement à des commandes dans l'unique but d'accompagner un projet plus vaste et en suivant des directives bien précises, ces compositions restent par définition secondaires et vouloir les juger frontalement comme si elles étaient isolées du reste ne nous semble pas vraiment pertinent.
Le cas du dernier film du japonais Ryusuke Hamaguchi nous permet toutefois de faire une entorse au règlement puisque le cinéaste – l'un des plus passionnants ayant émergé ces dix dernières années – a décidé de renverser cette connexion entre la musique et la fiction. Le mal n'existe pas a en effet été en partie conçu autour des compositions d'Eiko Ishibashi et non l'inverse, ce qui explique peut-être la tenue étrangement déconcertante de cette dernière œuvre pour le moins inclassable dans la filmographie de ce cinéaste qui a, il est vrai, toujours su nous surprendre depuis son film fleuve choral Happy Hour (Senses, 2015) en empruntant des formes narratives variées et sans cesse renouvelées.
Déjà à l'origine de la bande sonore de Drive My Car du même réalisateur, la compositrice Eiko Ishibashi nous offre ici un ensemble de pièces modernes et élaborées (Deer Blood et son dédale de cordes) s'articulant autour d'un thème magnifiquement élégiaque (Evil Does Not Exist qui ouvre et referme l'album) et évoquant parfois des artistes contemporains que nous aimons particulièrement tels que Jim O'Rourke avec qui elle a déjà travaillé, ou encore Oren Ambarchi (Smoke ci-dessous semble évoluer à la manière de son magistral Knots). L'écoute de cet album nous permet d'abord de mieux s'imprégner de la richesse sonore de ces compositions dans leur intégralité puisque Hamaguchi a de son propre aveux souhaité ouvrir un dialogue quasi godardien entre l'image et le son et ainsi lacérer la portée émotionnelle de la musique en lui infligeant des cuts brusques.
La musique de la compositrice japonaise poursuit notamment l'expérience du film en faisant écho aux mystères métaphoriques qu'il traverse, tricotant un ensemble tout aussi protéïforme que la structure disparate du film, ouvrant des portes sensorielles là où ce dernier en fermait. Nous avons bel et bien affaire à un double projet cinématographique et musical dans le sens où chacun alimente l'imaginaire de l'autre, mais les compositions d'Eiko Ishibashi restent assez denses et aventureuses pour ne pas forcément avoir besoin d'être reliées au film et constituent in fine une œuvre en soi. Une œuvre merveilleusement inclassable elle aussi.
Chroniqué par
Romain
le 30/06/2024