Lorsque je découvrais
Prefab Sprout il y a quelques années via leur second album
Steve McQueen (1985), disque le plus connu et reconnu des britanniques avec peut-être le tubesque
From Langley Park To Memphis (1988), j'étais encore loin de me douter à quel point l'œuvre de cette formation raffinée et sophistiquée pouvait être aussi passionnante dans son ensemble. Le genre de groupe dont on tombe amoureux sans jamais s'en relever. Je parle de "groupe" mais depuis 1990 et leur autre chef d'œuvre
Jordan: The Comeback,
Prefab Sprout reste surtout l'affaire d'un seul homme :
Paddy McAloon, frontman pas forcément charismatique mais génie discret de la pop aux ambitions sans cesse malmenées par les aléas parfois laborieux du monde de l'industrie musicale. Car entre un album voyant sa sortie repoussée (
Protest Songs*) et un autre carrément stoppé au stade embryonnaire (
Let's Change The World With Music**), le bon déroulement de la discographie de
Paddy McAloon, pourtant pas si dense, fut bel et bien charcuté par ce genre d'accidents déplorables.
Sorti initialement en 2003 sous son propre nom en passant relativement inaperçu avant d'être réédité en 2019 en tant qu'album de
Prefab Sprout – Paddy et son groupe étant après tout indissociables –
I Trawl the Megahertz est un disque à part dans l'œuvre de l'anglais. Quoique pas tant que ça si on le prend comme une suite au merveilleux
Andromeda Heights, album aux fortes résonnances de music hall qui fit un flop en 1997, soit à une époque où les amateurs de pop avaient plutôt les oreilles rivées sur la fougue juvénile de la britpop ou sur la modernité savante du
OK Computer de
Radiohead. Voici en tout cas un album que l'on a encore aujourd'hui du mal à situer dans la "sproutologie" tant les habituelles chansons du songwriter laissent ici place à d'aventureuses compositions hors du temps engageant l'armada de cordes et de cuivres d'un ensemble symphonique.
L'album, très majoritairement instrumental, a été composé sur une longue période succédant à un décollement de rétine vécu douloureusement par
Paddy McAloon et le plongeant alors au bord d'un gouffre : celui de la cécité qu'il approcha de très près, et avec elle celui de l'inconnu. La longue composition éponyme qui ouvre l'album nous invite plus que jamais à plonger avec lui dans un autre inconnu : mais qu'est-ce donc que ces 22 minutes lancinantes et introspectives qui fascinent autant qu'elles serrent le cœur ?
I Trawl the Megahertz est un enchevêtrement de motifs tous plus radieux les uns que les autres nous faisant naviguer à vue entre néoclassicisme, teintes jazzy et une musique contemporaine que l'on pourrait rapprocher des travaux de
John Adams ou de
Steve Reich. Le tout est bercé par les spoken-words d'une voix (celle d'
Yvonne Connors) apparaissant sporadiquement pour nous conter
"l'histoire de sa vie", et la juxtaposition de ces mots récités sur ton monotone et de cette musique poignante produit quelque chose d'assez inédit et ajoute une couche d'étrangeté à cette pièce impressionnante et impressionniste, au sens presque Debussien du terme.
La suite de
I Trawl the Megahertz pourra t'elle se relever d'un tel morceau de bravoure ? Non… mais quand même. Les huit compositions qui constituent le reste de l'album alternent entre pièces flirtant avec le baroque (
Esprit De Corps) ou la musique répétitive (
Orchid 7) et purs moments de grâce (les sublimes
Fall From Grace et
Ineffable aux thèmes se répondant d'un bout à l'autre de l'album). On poursuit l'écoute de cette œuvre doucement tourbillonnante en décrochant parfois un peu, en s'y perdant même (
I'm 49)… puis au détour d'une chanson (
Sleeping Rough), la seule, retentit enfin la voix claire de
Paddy McAloon :
"I'm Lost, Yes I'm Lost" chante t-il. Ce moment suspendu me fait toujours monter les larmes, comme précédemment la désarmante
Swans sur
Andromeda Heights. Le dernier album de
Prefab Sprout (l'excellent
Crimson/Red) remonte maintenant à 2013, et l'on sait que Paddy possède encore de nombreux albums "achevés" dans sa besace***, qu'il y travaille plus ou moins assidûment selon les fluctuations de son état de santé****, un projet de film musical autour de sa musique et réalisé par l'américain
Spike Lee serait même dans les tuyaux… L'histoire de ce grand mélodiste pop qu'est
Paddy McAloon est donc loin d'être terminée, et je ne fais qu'espérer de précieuses retrouvailles.
*
Protest Songs avait été enregistré dans la foulée de
Steve McQueen mais a été distribué trois ans plus tard en catimini car leur maison de disque ne souhaitait pas casser le bel élan des ventes de ce qui deviendra il est vrai leur album phare
** Suite potentielle de
Jordan: The Comeback restée dans les tiroirs sous forme de démo pendant deux décennies avant de voir miraculeusement le jour en 2009 dans une belle version remastérisée
*** Un album concept sur
Michael Jackson, un album dance intitulé
Jockey Of Discs, un album de pop entraînante intitulé
Femmes Mythologiques, etc
****
Paddy McAloon est atteint de la maladie de Ménière depuis 2006, celle-ci touche l'ouïe en l'affectant d'acouphènes pouvant être très handicapants dans les périodes de crises
Chroniqué par
Romain
le 18/07/2025