Jonathan :
Lorsque la folie créative rencontre la poésie, l’hystérie sauvage et primaire s’associe à des mélodies enchanteresses et oniriques ; lorsque la question « est-ce que j’aime ça ou est-ce que ça me dérange ? » se pose, c’est que l’artiste est parvenu à interloquer son public par son art et dans le même temps à le fasciner. Prenez Salvador Dali : le génie fantasque espagnol a créé des œuvres d’une complexité impressionnante. Mais ce sont ces mêmes œuvres qui peuvent bousculer voire choquer l’œil non averti à la vision d’un Persistance de la mémoire ou d’un Enfant géopolitique observant la naissance de l’homme nouveau.
De la même manière, Avey Tare et sa bande de joyeux lurons d’Animal Collective sont parvenus durant les années 2000 à imposer leur style hors norme et pourtant d’une beauté de composition addictive. Le génie créatif d’Avey Tare, Panda Bear, Geologist et Deakin s’est imposé pendant un peu plus d’une décennie comme la marque d’une originalité musicale qui dénote de ses contemporains. Nous vous avons d’ailleurs plusieurs fois relaté les aventures du « collectif », récemment marquées par un album live (Tangerine Reef) ou encore les confessions de Panda Bear sur son dernier album (Buoys).
Cows on Hourglass Pond est le troisième album solo de David Portner alias Avey Tare, si on met de côté sa collaboration avec l’artiste islandaise Kria Brekkan (Pullhair Rubeye) ou encore le split avec David Grubbs (Split Series #16), contenant le très beau Abyss Song (Abby’s Song). Depuis Laughing Hieroglyphic sur le torturé Down There, l’homme a pris de la bouteille et a pu améliorer son style folk/électronique, notamment en termes d'enregistrements acoustiques et de composition assistée par ordinateur (Eyes on Eyes, Remember Mayan).
Cows on Hourglass Pond arrive à un moment où les carrières florissantes des deux frontmen d’AnCo remettent sur la table la question du futur du groupe. En effet, chacun d’eux possède à l’heure actuelle son style propre, même si les comparses se sont fortement aidés et influencés l’un l’autre. Cows on Hourglass Pond est un peu plus électronique (Our Little Chapter) ; en parallèle, la tournée Sung Tongs a permis à Panda Bear de s’exercer pour composer l’album Buoys.
Dans le cas d’Avey Tare, c’est surtout la beauté des compositions qui marque l’auditeur. Portner avait déjà livré de belles mélodies acoustiques sur son précédent opus Eucalyptus. Ici, l’évolution de l’opener What’s the Goodside ? nous rappelle un Graze, tandis que le trio Nostalgia in Lemonade/Saturdays (Again)/Chilly Blue est le moment fort de l’album. On a ici une belle synthèse de ce dont est capable l’artiste : une guitare acoustique simple sur une composition poétique, appuyée d’une guitare électrique fine et d’une basse ronde. Comme si les Slasher’s Flicks s’étaient subitement découverts un cœur d’artichaut.
La force de l’album réside ainsi à la fois dans cette qualité de composition des morceaux, pris de manière individuelle, mais aussi dans la réflexion de l’album en tant qu’œuvre complète à écouter d’une seule traite. Comme un film qu’on regarderait du début à la fin. Le titre final HORS_ semble d’ailleurs conclure la balade fictive, guidée par le gaucho de la pochette.
On comprend alors cette démarche artistique, orientée dans la création d’une collection complète et cohérente, mais constituée de pièces éparses avec différents reliefs, plutôt qu’une « simple » compilation de titres sans cohérence entre eux. C’est exactement là où l’homme fort d’Animal Collective a su conserver et étayer son talent le plus fort. Et c’est exactement là où on l’attend.
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Gil :
Confirmant son retour à un son folk et expérimental, aux teintes brutes, amorcé sur ses derniers disques en groupe avec Animal Collective – Meeting of the Waters, enregistré dans la jungle amazonienne, et l’album visuel Tangerine Reef – ou sur son précédent LP solo, Eucalyptus, Avey Tare semble, avec ce nouveau Cows on Hourglass Pond, prendre (définitivement?) le contre-pied de sa période electro-pop song euphorique du début de la décennie 2010. On serait bien tentés d’y voir une réaction aux réceptions mitigées des précédents opus de la bande (Centipede Hz, Painting With), qui avaient subitement ralenti cette dernière dans sa course à l’innovation créatrice, mais connaissant les nombreux virages artistiques empruntés au cours de sa carrière, et la spontanéité qui a toujours caractérisé sa démarche, difficile d’y voir un quelconque calcul.
Toutefois, à l’écoute, une chose est frappante : l’album semble non seulement renouer avec l’esprit des débuts d’Avey Tare, mais surtout en offrir une version étonnamment accessible, pratiquement débarrassée de ses atours expérimentaux les plus excentriques – il faut dire que le chaotique Tangerine Reef, bien qu’ancré dans cet “authenticité” retrouvée, attendue par les fans, était loin d’avoir convaincu tout le monde l’an dernier. Le “hippie fou” du collectif animal, celui qui fut un temps criait, comme en transe, “peoooople” ou “reverend green”, se serait-il assagi avec le temps ? Sur le web, les avis ne trompent pas : même les détracteurs habituels du groupe semblent y trouver leur compte – ceux-là même qui avaient trouvé émouvant (et plutôt à juste titre) le premier essai solo du compère Deakin il y a trois ans.
Si la capacité de Dave à canaliser sa folie créatrice, pour accoucher d’un tout plus équilibré et moins “brouillon” que Tangerine Reef ou Eucalyptus, peut être saluée, l’excitation de l’expérimentation et de la recherche artistique s’en retrouve quelque peu affaiblie. Il est vrai, on ne peut reprocher à Cows on Hourglass Pond des choix poussifs ou une quelconque “faute de goût”, mais on en viendrait presque à souhaiter qu’il y en ait, tant le résultat y perd en relief et peine à offrir plus que de jolies ballades à la guitare (“HORS_”, “Chilly Blue”...). En caressant les oreilles les plus sensibles dans le sens du poil, Avey en oublie ce qui constituait l’intérêt de son travail, même dans ses disques les plus critiqués : un fort parti pris et une tentative (volontaire ou non) d’innovation, qui l'avaient conduit sur ses, certes déséquilibrées deux dernières oeuvres en groupe et en solo, à des merveilles de complexité mélodique et structurelle (le sublime “Melody Unfair” ou l’addictif “Ms. Secret”), voire même à un retour à l’utilisation de l’expérimentation sonore comme motif mélodique (la vrombissante corde de “Inspector Gadget”, les bidouillages plaintifs de “Buxom”, ou déchirants du point d’orgue “Lundsten Coral” / “Palythoa”) – l’un des éléments les plus précieux et uniques du songwriting d’Animal Collective, que l’on avait pratiquement plus entendu de leur part depuis ODDSAC, sorti en 2010.
Ces points de brillance suffisaient à eux seuls à rendre tout au moins l’écoute dynamique, et faisaient du résultat final, bien que mitigé, un véritable objet d’expérimentation et un éventuel point de départ pour de nouvelles pistes de réflexion. Il serait injuste d’affirmer que Cows on Hourglass Pond, a contrario, ne succombe qu’à la mollesse ou la platitude, car les jolies trouvailles mélodiques sont bel et bien présentes (le final lumineux de “What’s the Goodside” ou “K.C. Yours”, la basse dub de “Saturdays”...) mais elles se font généralement timides et ne parviennent pas à totalement casser la binarité rythmique – pour ne pas dire monotonie – dans laquelle s’enferme trop souvent l’album. Une retenue qui conduit ici, contrairement à certaines œuvres de folk indé majeures, à un certain manque d’engagement émotif, ou de volonté de surprendre. Il y a bien une tentative de rupture des codes traditionnels de la pop song, avec une mélodie plus alambiquée sur “Eyes on Eyes”, mais elle est loin d’atteindre l’expressivité d’un “Kindle Song” (ODDSAC), ou même du récent “Best of Times (Worst of All)”, bien meilleures à ce petit jeu de la fausse abstraction, se muant au fur et à mesure des écoutes, en un mantra obsessionnel.
Un morceau en revanche, et peut-être le seul qui arrive à nous en convaincre sur toute sa durée, laisse à penser qu’Avey n’a pas totalement laissé tomber ses réflexes d’écriture. Avec sa production aérée et son dialogue entre électronique pulsatile et chant joliment accrocheur, “Nostalgia in Lemonade” apporte une respiration bienvenue à l’ensemble. Et un refrain scandé à pleins poumons comme un grand enfant, sur lequel on peut encore chanter à tue-tête, comme au bon vieux temps. S’il existe encore quelque part, il nous tarde déjà de réentendre ce Dave là...