Pour ceux qui voient chez
Sonic Youth un passage obligé en ce qui concerne la mosaïque musicale indépendante que nous côtoyons maintenant… Voici un album qui doit figurer dans les discothèques, à titre de document historique autant qu'à titre de source d’inspiration et de richesse du regard sur l’actualité. En effet, Geffen ressort le premier mini-LP éponyme du groupe, juste avant la sortie de leur ultime opus,
Rather Ripped, mi-juin 2006. Il s’agirait en quelque sorte de souligner à nouveau la puissance et l’animale inspiration des débuts, comme pour assurer un effet de continuité et en même temps désigner une certaine évolution, une sorte de rétrospection nécessaire à l’appréhension de cette monstrueuse élaboration extatique, et pourtant loin d’être éphémère.
Pour un premier mini-album (toujours considéré comme un EP - or pour les membres du groupe cet opus est leur premier album), la production semble étonnamment propre ; surtout, l’ambiance calme rompt avec le déchaînement des performances live et la scabreuse désinvolture des albums suivants. C'est à
Glen Branca (un des fleurons du mouvement de la No-Wave)qu'on doit cet album : à l'époque, il avait fondé le label
Neutral pour pouvoir enregistrer le groupe naissant, qu'il avait entendu lors du concert dont on a ici quelques inédits. Ici semble présentée en réalité le fond même de la recherche musicale des
Sonic Youth, en tant qu’investigation dans un monde d’harmonies qui n’était utilisé que de manière ponctuelle dans les groupes de son époque, et que ce groupe a distendu, grandi, étiré, jusqu’au paroxysme, pour désigner clairement et crûment l’effet tribal du « rock » en tant que tel.
Sonic Youth pose par cette répétitivité, par cette dissonance permanente et pourtant en constante mutation, cette découverte sonore, par ce jeu effréné et furieusement enthousiaste avec le BRUIT, les jalons de toute la remise en cause de la musique contemporaine. D’ailleurs, le compositeur de musique minimaliste
Rhys Chatham avait collaboré à la fin des années 70 avec la plupart des – à l’époque futurs – membres de
Sonic Youth.
La rythmique est tribale, parce qu’elle renonce au rock pour se tourner vers des ambiances multiethniques, de l’Afrique à l’Amérique Latine, et ce pour supporter une musique personnelle, lancinante, qui s’échappe, les yeux mi-clos, du lit de toutes les créations qui l’ont précédée.
Cette compilation rassemble à la fois des réalisations initiales de morceaux dont on retrouvera la trace sous forme approfondie dans les albums suivants, notamment dans
Sonic Death,
Confusion is Sex...
Et surtout des perles live, issues d’un des premiers concerts du groupe, en Septembre 1981 ; le son projette d’ailleurs dans l’époque… On assiste comme en vrai à la naissance d’un halo de lumière crue et hardiment nouvelle sur la musique. Se trouve attestée l’affirmation selon laquelle il n’y a pas de limite à la musique, c’est le son qu’on se met à privilégier, le bruit, jusqu’aux bruits parasites lors même du concert… C’est pourquoi la qualité de la prise de son du concert de 1981 n’a pas été améliorée… L’authenticité de cette recherche qui remet en cause toutes les normes de la musique contemporaine doit ainsi être affirmée, criée… C’est dans un de ces premiers concerts que
Sonic Youth affirme sans se soucier de la surprise effarée de son public la musicalité de la dissonance permanente et de tout bruit qu’on exclut habituellement de la musique.
L’inquiétude et la fascination sont à leur comble, devant cette nouveauté grimaçante et insolente. C’est là qu’on replonge dans ce monde sombre et lascif, qu’on pourrait comparer à celui des
Pixies – comme on peut le ressentir à l’écoute du live inédit
Cosmopolitan Girl. Face à des morceaux construits sur des guitares qui se désaccordent en live, le sentiment d’inédit et d’infini s'écoule comme du sang des oreilles.
L’écoute de ce premier monument de
Sonic Youth fait état de la prouesse qui fonde la démarche artistique et l’unicité de ce groupe : amener les acquis de la musique contemporaine, atonale, dissonante, et réhabilitant le « bruit », au rock.
Chroniqué par
Lou
le 04/06/2006