Les chemins empruntés par les membres de Radiohead depuis près de deux décennies ne sont fait que de va-et-vient aux envies contraires voire contrariées. Envies notamment de déconstruire et reconstruire une musique complexe en la requestionnant sans cesse, envies aussi de ressouder leur unité de groupe tout en profitant pour certains de quelques échappées solitaires, le batteur Phil Selway y compris. Ainsi l'univers de Radiohead est toujours là, il est seulement devenu éclaté, fragmenté et se réfracte dans d'autres directions à travers quelques nouvelles pousses buissonantes, à s'y perdre peut-être un peu. Leurs dernières œuvres permettent toutefois d'y voir plus clair.
Radiohead a tout d'abord sorti en 2016 A Moon Shaped Pool, un cru de haute volée brillant autant par sa beauté classieuse que par sa cohérence retrouvée. Jonny Greenwood compose ensuite de son côté des musiques de films de plus en plus somptueuses : la dernière en date étant celle quasi Debussienne pour le Phantom Thread de Paul Thomas Anderson. Enfin Thom Yorke, après une première incursion (ici , là et encore là) dans les musiques de film lui aussi (le remake de Suspiria), continue de creuser dans son coin un sillon plutôt exemplaire d'as de la bidouille électronique sans trop affecter la place des autres musiciens de son groupe. En effet, The King of Limbs en 2011 ou avant Kid A en 2000, aussi excellents soient-ils dans leurs sophistications électroniques et une certaine forme de minimalisme, restaient sous leurs déguisements de groupe des œuvres confinant à n'être quasiment que des efforts solo de Yorke. Maintenant que chaque élément est à sa place, Thom Yorke peut alors s'atteler pleinement à son fantasme d'album electro-pop nourri de grandes ambitions.
Ces ambitions ne concernent d'ailleurs pas que la musique puisque, comme précédemment chez Radiohead, l'annonce de ce nouvel album fut précédée d'un teasing étrange présentant des affiches à Londres ou à Milan faisant la pub d'une mystérieuse caméra "Anima Technologies" sensée capturer les rêves, puis sa sortie fut accompagnée d'un magnifique court métrage signé Paul Thomas Anderson (déjà réalisateur de Daydreaming il y a 3 ans) soit un long clip de 15 minutes se situant quelque part entre burlesque modernisé et anxiogène, onirisme contemplatif, danse contemporaine et décor penché, visible seulement sur la plateforme Netflix. Quant à l'album physique, il contiendra dans son édition deluxe une pléthore de dessins crypto-bizarroïdes par l'habitué Stanley Donwood. Avant même d'y jeter une oreille, on a une fois de plus envie de saluer cette foi intangible en l'œuvre totale, celle qui multiplie les facettes de son art d'origine en vue de les réunir en une entité qui fait sens.
Et quel sens donner à cet ANIMA ? Que le monde va mal. Que la réalité s'approche lentement mais sûrement des scénarios dystopiques d'un passé pas si lointain. Son sens est certainement à rechercher aussi du côté de la psychologie contemporaine car si "Anima" signifie "âme" en latin, le terme évoque également chez Carl Gustav Jung dans un premier temps "le niveau intermédiaire entre corps et esprit, source de nombreuses productions d'images, riche en expériences intuitives et en imagination". Puis dans un second temps l'Anima est décrit, toujours chez Jung, comme "figures inconscientes de l'autre apparaissant dans les rêves, les mythes, les arts, les religions, cet autre se présentant avec les caractères du sexe opposé (anima pour l'homme et animus pour la femme)". ANIMA possède sûrement une part de tout ça, il impressionne quoiqu'il en soit par sa densité en livrant à l'auditeur une longue projection d'images inconscientes aux formes contrastées provenant toutes du cerveau d'un Thom Yorke à la voix souvent diaphane (cette fameuse part féminine présente chez l'homme et évoquée par l'anima de Jung ?) et naviguant entre rêve et cauchemar.
ANIMA est aussi une œuvre cherchant un équilibre entre gravité et légèreté, notamment via cette voix à la souplesse remarquable. Le chanteur se montre une fois encore inquiet, résigné, mélancolique, parfois joueur sur certains titres où résonne le groove de son album Amok (Impossible Knots), énervé aussi, mais surtout très inspiré, brodant avec l'aide de son éternel comparse Nigel Godrich une collection de chansons qui seraient moins à écouter séparemment qu'à envisager dans leur ensemble afin de mieux profiter des multiples reliefs qu'offre cet enchaînement assez décousu ayant plus à voir avec la logique des rêves. Cela n'empêche pas pour autant ANIMA d'ajouter quelques sommets à la carrière solo de Thom Yorke : Twist et son ambiance cotonneuse rappelant Boards of Canada, la sublime Dawn Chorus toute en retenue, l'efficace Traffic et ses rebondissements de nappes synthétiques ou encore la dance sous LSD de Runwayaway et cette voix traffiquée nous ramenant à l'époque Kid A/Amnesiac (Pulk/Pull Revolving Doors). ANIMA n'est peut-être pas le magnum opus tant espéré mais pour sa richesse de sons et sa pure maîtrise des éléments électroniques il n'en demeure pas moins une pierre sacrément précieuse à ajouter à l'édifice de Thom Yorke et plus largement de Radiohead.
Chroniqué par
Romain
le 06/07/2019