Si l'Histoire a dû commencer par une dispute — au sujet d'une question que, par exemple, quelques siècles plus tard, un métaphysicien féru de logique de Leipzig ou de Hanovre (tout dépend du point de vue où on se place), devait formuler en des termes assez simples quoique abyssaux : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? —, il n'est pas certain que le meilleur moyen d'y mettre un terme soit une réponse.
Certains esprits, des plus subtilement facétieux et, par là même, des plus aventureux, en effet, jugent plus opportun de ne pas répondre du tout, préférant errer dans une dérive réfléchie entre l'un et l'autre. Parce qu'après tout, personne n'a jamais pu prouver qu'il fallait répondre à une question. Parfois, au contraire, il convient, sinon de l'esquiver, au moins de l'assumer jusqu'au bout, en commençant par affirmer ce par quoi toute bonne réponse devrait commencer : je ne sais pas.
Entre le quelque chose et le rien, c'est l'évidence, The Necks, en enregistrant cette longue pérégrination qu'est Open, a eu la bonne idée de laisser la question ouverte. Si c'est une bonne idée, c'est d'abord parce qu'elle ne prend pas parti entre le son et le silence, la dissémination et la répétition, la forme et le vide, entre une certaine forme de jazz et un semblant de minimalisme, entre un propros et, sinon littéralement son contraire, du moins quelque chose qui y ressemble fortement. Ainsi, en n'ayant l'air de rien, pas plus que de quelque chose, et surtout de ne pas trancher, The Necks fait plus. Car, il n'y a dans Open nulle irrésolution, plutôt un ensemble de formes qui se cherchent inlassablement, qui ne divaguent ni ne s'égarent, mais qui mènent l'enquête sur les conditions de leur expression. Quand on ne choisit pas entre un opposé et son opposé, et quand on ne se résout pas pour autant à faire comme tout le monde, c'est-à-dire : déconstruire une idée, une théorie, une tradition, une forme, etc., pour le principe seul (et désormais tristement banal) de déconstruire, c'est vrai que les choses sont plus complexes. Mais elles sont aussi plus belles.
C'est cette naïveté du mot que je voudrais retenir. Une seconde naïveté, plus exactement, au sens d'une naïveté consciente d'elle-même, qui a renoncé à renoncer, une attitude musicale qui, au lieu de déconstruire la déconstruction, se place au cœur même de la question (pourquoi du son plutôt que du silence ?) et chemine en son sein même, parcourt ce sein lui-même. On perdrait son temps à décrire le disque avec minutie — à mon avis, il n'est tout simplement pas fait pour ça ; il est trop long pour qu'on perde son temps à le faire. Il faut — c'est pour ça qu'il est fait — oublier les questions, oublier le sens, se laisser aller au son, et à son absence, se laisser faire par le son, et son absence, ne pas tant lâcher prise que prendre congé — pas de la musique, mais de ce qui l'encastre, de ce qui la dissimule dans une case d'où elle ne peut plus sortir parce qu'elle n'aura jamais voulu qu'une chose : y entrer.
Les adeptes de la secte de la Réponse ne devront pas passer leur chemin, mais se fier au contraire aux intuitions, et à leurs intrusions malignes, des amateurs de points d'interrogation. Et puis, suivre les couches qui ne se posent que dans le vide, les mélodies qu'on ne peut pas exposer moins de dix fois, les drones acoustiques qu'exalte le son clair d'une caisse. Regarder aussi se dessiner une chanson qu'on aime d'autant plus qu'on la sait vouée à la disparition, à la fin. Se laisser aller à cette dérive que, judicieusement, Julien Lafond-Laumond, décrit comme un travelling narratif.
Se laisser conduire par la musique, ne serait-ce pas cela, après tout, danser ?
Chroniqué par
Jérôme Orsoni
le 16/12/2013