Au sens large, qui permet, pour ainsi dire, de définir une plateforme sémantique minimale, le « post-rock » naît de la volonté de rompre avec la structure fondamentale du rock : la forme couplet/refrain.
En ce sens, le « post-rock » apparaît comme un défi lancé à la production musicale actuelle dont la plus grande part (la musique dite « savante » mise à part) est encore largement dominée par cette forme-chanson.
L’instrumentalité est la manière la plus nette de relever ce défi : l’exclusion de la voix permet d’échapper à la forme-chanson tant il semble que le chant lui-même exige une telle forme. Toutefois, il est des manières de pousser plus loin cette rupture formelle.
Redlight de
Grails en atteste : si des motifs thématiques sont identifiables, ceux-ci ne sont pas assimilables à des mélodies puisqu’ils ne participent pas d’une structure répétitive. Lorsqu’il sont effectivement répétés, ils le sont en quelque sorte purement et simplement, c’est dire qu’il n’y a pas répétition, mais enveloppement d’un même motif pendant une certaine durée (
Worksong).
Cette rupture avec la forme-chanson, poussée jusqu’au bout, a pour conséquence une difficulté à anticiper l’évolution de la musique.
Dans la musique dite « savante », un exercice auquel l’interprète peut se livrer consiste à prendre, par exemple, un extrait d’une œuvre de Bach et à en imaginer le développement (comme si l’on inventait la fin du Clavier Bien Tempéré à partir du motif B-A-C-H). Un tel jeu est possible parce qu’il existe un ensemble de règles claires qui constitue un Art, c’est-à-dire une forme (la fugue), une structure bien identifiée et indentifiable.
C’est quelque chose d’analogue qui se joue “normalement” avec les musiques dites « rock ». Qui a entendu une dizaine de chansons des
Rolling Stones ou des
Beatles, peut facilement imaginer la tournure que prendra la onzième après en avoir écouté les premières mesures. Or, lorsque la forme-chanson n’a plus cours, les repères disparaissent. Dès lors, parler de répétition est délicat puisque l’on ne sait plus au juste à quoi est supposée s’opposer la répétition. À la diversité ? Peut-être, mais en fonction de quels critères ? D’autre part, les morceaux (par opposition aux chansons) sont susceptibles de s’orienter dans toutes les directions. Et, parce que quelques mesures nous sont données, nous ne sommes pas en mesure de présager de la suite.
Dargai est un morceau de cet ordre : les premières mesures peuvent rappeler l’ouverture d’une chanson comme
The End des
Doors, qui déjà prenait ses distances avec la forme-chanson, mais elle n’est pas suivie de ce qui devrait permettre de l’identifier comme une “ouverture”. Chaque morceau est véritablement ouvert à toutes les possibilités, susceptible de prendre toutes les directions. Les morceaux qui sonnent répétitifs ne le sont en fait que par l’effet d’un choix parmi les multiples directions vers lesquelles le morceau peut s’orienter et non parce que c’est la forme musicale de la répétition qui s’impose à un genre de musique particulier qui serait le « post-rock ».
Chaque morceau est ainsi susceptible d’aller n’importe où. Et, la réussite tient au fait qu’il aille toutefois quelque part en dépit de l’absence de canons.
Redlight de
Grails est une réussite parce que les canons y sont constamment inventés. Des canons qui ne semblent convenir à chaque fois qu’à un morceau (même si l’on pourrait procéder à des recoupements entre morceaux, comme par exemple entre
The Volunteer et
Fevers,
High & Low et
Reprieve, ceux-ci me semblent arbitraires et comme factices). Dans une certaine mesure, c’est un peu comme si la règle ne pouvait durer que le temps d’un morceau, comme si ce qui la caractérisait était son caractère éphémère. Non qu’elle ne puisse se répéter ; mais, sa répétition va de pair avec la répétition du morceau dont le mobile peut être la répétition.
En extrapolant, on pourrait dire que
Word Made Flesh, conclusion de l’album, parle de quelque chose de ce genre : une sorte d’incarnation du concept dans la musique, l’incarnation de la règle musicale dans l’exécution elle-même avec pour conséquence l’impossibilité de dissocier la règle de son application, la musique de son exécution.
C’est extrapoler certes, mais une telle extrapolation rend peut-être compte de l’intérêt de
Redlight, un intérêt qui n’est pas conceptuel, mais musical, puisque cela finit par être tout un.
Chaque morceau est à prendre comme une décision, celle d’aller quelque part lorsque l’on peut aller n’importe où. Chaque morceau de
Grails est ainsi une aventure audible — auditive.
Chroniqué par
Jérôme Orsoni
le 15/02/2005