William Basinski et
Richard Chartier : deux compositeurs américains qu'on apprécie tout particulièrement sur Dmute. A la fois iconoclastes et déjà classiques, le terme d'"explorateur" les concernant n'est en rien galvaudé étant donné l'importance, l'audace - et il faut le dire - la splendeur de leurs styles respectifs. Leur rapprochement a aussi de quoi surprendre et cela même dix ans après la parution de leur première oeuvre en commun (
Untitled sur le label japonais
Spekk) tant chacun d'entre eux, à un extrême opposé de la musique minimaliste, a réussi a esquissé une quasi-philosophie du son, une esthétique particulière, arquée entre magnificence sonore et rigueur conceptuelle.
Basinski d'abord, a suivi une formation classique à la North Texas University. Dans le sillage direct des premières pièces de
Steve Reich et de
Brian Eno, ses séances d'éxhumation de spectres sur bandes magnétiques ont fait de lui une sorte d'icône romantique de la musique contemporaine. La série des
Desintegration loops, où il pousse le support, à force de répétition, jusqu'à sa désagrégation, figure en particulier au rang des manifestes de la musique minimaliste de ses vingt ou trente dernières années. De l'autre côté, le virtuose du sound-design
Richard Chartier a fait passer en l'espace d'une dizaine d'années,
Line, son label d'abord hébergé à l'enseigne
12k, d'électron libre dans le domaine du réductionnisme digital le plus extrême, à la référence en matière de minimalisme électronique, fédérant autours de lui de véritables pointures comme
Bernhard Günter,
Asmus Tietchens ou
Miki Yui. Ses ouvrages qu'il publie sur
Line à une allure soutenue, continuent d'interroger les limites de la perception et la nature du son, de manière toujours aussi exigeante et passionnée. Après
Built Through en collaboration avec
Robert Curgenven,
Aurora Liminalis en est une nouvelle illustration.
On voit mieux désormais ce qui rapproche
William Basinski, le désintégrateur de bandes magnétiques, de
Richard Chartier, le virtuose du sound-design: un même projet à l'intérieur duquel l'expérience limite du silence et du temps se fond dans l'exploration des formes les plus avancées du minimalisme.
Aurora Liminalis, en 45 minutes d'une densité et d'une concision à toute épreuve, achève de réaliser ce programme en combinant de manière définitive les obsessions respectives de ces deux artistes. Disloquée entre drones cryptiques et tape loops souterraines,
Aurora Liminalis suit en effet un tracée mathématique aux allures de descentes dramatiques jusqu'au pôles les plus extrêmes du son. Sur leur passage,
Richard Chartier et
William Basinski pulvérisent toutes les lignes de démarcation jusqu'ici admises entre ouvrage analogique et géologie digitale. On pense souvent aux théories de
John Cage sur l'effacement du compositeur derrière l'expérience de la musique pour elle-même.
Aurora Liminalis se situe bel et bien dans cet héritage. A l'encontre de tous les codes de l'écriture musicale, c'est une pièce qui semble réécrire en permanence les lois de sa propre morphogenèse pour s'enfoncer dans un état de radiance extrême et atteindre finalement un stade d'indétermination total, point de non-retour à partir duquel la musique n'a plus d'autre fin qu'elle-même et sa propre disparition dans le vide qu'elle a créé autours d'elle.
On a la sensation qu'
Aurora Liminalis, à travers son programme d'auto-effacement, rejoue la tragédie contemporaine de l'ambient, musique démocratique au possible, désormais livrée à une forme terminale d'uniformisation et d'aseptisation mortifère. Là réside toute la puissance subversive de la pièce de
Basinski et
Chartier, qui résume en une fraction de secondes 30 ans d'expérimentations, de
Brian Eno aux formes les plus actuelles des musiques de drones, pour mieux déflagrer l'histoire du genre dans la répétition tout azimut de ses formes et la beauté surbrillante et profilactique de l'abstraction digitale.