C’est le disque que j’attendais. Peut-être sommes-nous plusieurs dans ce cas, à attendre un disque qui, en plus d’être une œuvre musicale, soit une sorte de traité concret sur l’art de tracer des lignes psychogéographiques, si j’ose dire, entre le Nord et le Sud. Un disque non pas sur l’art de relier les territoires, mais un disque fait de cet art que l’on s’imagine improbable de relier les territoires, un disque que l’on se projette comme un disque de géomusique, qui abolit certaines distances et (se) joue (avec) d’autres. Un disque qui soit, en quelque sorte, une théorie en acte.
On se dit : « Ça aurait pu se passer à Chicago ». On n’aura peut-être pas tout à fait tort. Sauf que Rob Mazurek n’agit pas ici en maître d’œuvre. En revanche, il est un mètre, c’est certain : une sorte de mesure de la musique. Mais il n’impose pas tant son style qu’il ne le fond dans l’approche de ses partenaires, Maurizio Takara, le batteur des impétrants
Hurtmold, en tête.
Sauf que ça se passe à Sao Paulo. Sauf que ça s’entend, que le rythme résonne, dense, danse, même quand c’est complètement abstrait, même quand ça ressemble plus à une atmosphère ou encore à du bruit qu’à de la musique au sens strict, c’est un mouvement, ça se meut, remuant comme inlassablement, comme insatiablement, avec une sorte d’obstination qui fait les bons, les grands disques. Car, les bons, les grands disques ne sont pas les plus accrocheurs. Non. Même, au premier abord, ils te repoussent, ils te chassent, ils te disent : « Casse-toi, je vais te casser si tu m’écoutes ». C’est ça un (bon, grand, ou tout ce que tu voudras en matière de louanges) disque : quelque chose qui tourne sur soi-même, qui te repousse jusqu’à ce que tu trouves le moyen (peu importe lequel, au final) de tourner avec lui, de suivre son cours, la densité de sa danse sur lui-même.
Ce qui se passe ici, dans l’undergound de Sao Paulo (Est-ce le métro ou un réseau ? — Ne réponds pas), c’est l’alliance de la frappe d’une pureté sèche et sans artifice de Maurizio Takara avec l’espèce de swing délirant de Rob Mazurek, et le tissage que cette alliance crée : plus qu’un entrelacs, pas une communion, pas une harmonie, à la fois une distance et une proximité qui s’agencent et agissent d’accord. C’est de la performance, comme à l’état brut, ça sonne comme ça, alors que c’est, on le devine par ouï-dire, travaillé et retravaillé, quand ça sonne “post-rock”, “jazz” ou encore “idm”. Ça sonne comme une performance, c’est-à-dire : quelque chose qui prend forme dans la rencontre de deux horizons qui diffèrent mais qui s’apprennent et enseignent quelque chose à partir de leurs différences, quelque chose d’impossible, précisément, sans la rencontre de ces différences. Quelque chose qui se déroule dans le temps même de son écoute ou, du moins, qui semble et sonne tel. C’est la force inévitable de ce disque.
C’est un disque qui, en somme, échappe à la description minutieuse qu’on lui devrait pourtant, non qu’il soit de l’ordre de l’indescriptible et/ou de l’indicible, mais parce qu’on sent que ça ne sert à rien, qu’il s’échappe au moment même où tu le décris, qu’il est déjà ailleurs, loin, habitant un territoire ou un autre. C’est là — ou ailleurs — la force inexpugnable de ce disque.
Chroniqué par
Jérôme Orsoni
le 10/05/2006