Minima Moralia est un livre de
Theodor W. Adorno. Écrit entre 1944 et 1947, fait d’aphorismes, on peut y lire, entre autres, ceci : « le peintre ou le compositeur qui s’interdisent tel agencement de couleurs ou telle suite d’accords parce qu’ils les trouvent kitsch, l’écrivain qui ne supporte pas certaines tournures de phrases parce qu’il les trouve banales ou trop recherchées, ils ne réagissent les uns et les autres si énergiquement contre de tels moyens expressifs que parce qu’ils sentent en eux-mêmes quelque chose qui les y porte. Pour tourner le dos à la corruption généralisée de la culture à laquelle on assiste, il faut y avoir suffisamment part soi-même, au point qu’on se sent la démangeaison d’y céder, et tirer par là même de cette tentation les forces qui permettent de s’en libérer. » (I, §8).
Minima Moralia est un disque de
Chihei Hatakeyama. Entre le livre d’
Adorno et la musique de
Hatakeyama, peut-être n’y a-t-il de commun que le titre. Ce n’est peut-être pas rien, ce n’est certainement pas grand-chose, quoique le titre en dise long. La ressemblance réside sans doute dans le minimalisme. Non que la musique de
Chihei Hatakeyama soit une sorte d’équivalent musical des aphorismes littéraires. Mais, il y a comme une série de morales minimales qui se dessinent dans ce disque. Des plages de son granulaire que rien ne semble pouvoir perturber, qui se développent suivant leur propre logique synthétique. Et, lorsqu’une guitare se fait entendre, ce n’est pas pour dévoyer cette logique en y introduisant une mélodie qui permettrait à l’auditeur de se rattacher à quelque forme tonale identifiable. La guitare, moins son jeu que le son qu’elle émet, pourrait-on dire, est insérée dans la texture musicale. Sa tonalité n’est pas superposée, elle n’est pas destinée à fournir un sol sur lequel s’ancrer, elle participe au contraire à la constitution d’une entité sonore homogène (
Towards a tranquil marsh et
Inside of the pocket).
Avec
Minima Moralia,
Chihei Hatakeyama signe un disque exigeant, sans doute moins par la concentration qu’il demande pour en suivre les mutations, que par cette forme de rigueur avec laquelle son auteur développe sa propre conception de la musique, l’évocation sonore et abstraite de situations quotidiennes.
La morale en musique, ou l’éthique, si l’on préfère ce terme plus « cool », n’est peut-être pas tant une affaire de compromission avec l’industrie — à laquelle la musique est désormais liée — que de capacité à suivre la ligne que l’on se fixe, comme une ligne de conduite, une voix à suivre vers l’accomplissement de sa propre conception — pas un dogme, mais une règle de création.
Chroniqué par
Jérôme Orsoni
le 27/03/2006