Il faut le dire de toute urgence, et que tout le monde le sache : la musique de
Battles est belle, puissante, salutaire – peut-être plus, certainement pas moins. Elle est une véritable secousse sismique qui semble pouvoir refonder une avant-garde véritable et en remotiver l’idée même – à la manière de
Tortoise quelques années auparavant. La réédition des deux premiers EP du groupe sur
Warp, avec en perspective une diffusion large, est un événement de premier ordre.
Issus d’horizons divers, les membres de
Battles ont su combiner à la perfection leurs backgrounds antagonistes :
Ian Williams (guitare et claviers),
John Stanier (batterie),
Dave Konopka, (guitare et basse) viennent du rock hard-core tandis que
Tyondai Braxton (voix, clavier, guitares, machines), collaborateur de
Prefuse 73, s’est construit une solide réputation dans le jazz d’avant-garde. La réunion du rock le plus brutal et des démarches musicales les plus cérébrales, cela ressemble trait pour trait à
Tortoise, et c’est aussi précisément ce qui fait tout le prix de la musique de
Battles, indépendamment de leur glorieux ascendants. La ressemblance s’arrête là, en dépit d’une parenté lisible sur laquelle il n’est pas nécessaire de revenir.
Cette musique totale, on ne sait pas comment l’approcher de prime abord : cendres de hard-core, débris de free jazz, dépouilles d’avant-, post- et math-rock, fragments de hip-hop, la musique de
Battles reconnaît ses origines pour en faire lucidement table rase, les écraser sous les pilonnages d’une grosse caisse barbare et omniprésente. L’énergie dégagée éclipse tout, emporte tout. Les références et le passé ne comptent plus quand s’impose une musique si sauvage et pourtant si évidemment pensée, maîtrisée, si porteuse d’enjeux théoriques et musicaux essentiels. Pratiquant à plaisir la déconstruction, elle parvient à réinsuffler une vie avérée à l’intérieur de cette vieille lune théorique à présent galvaudée. La musique n’est pas là pour appuyer des prises de position théoriques ou une pensée – elle procède au contraire de celles-ci, qui ne tardent jamais à s’effacer, car ici, c’est la musique qui pense, jamais les musiciens, ce qui change tout et fait précisément de
Battles ce groupe nécessaire qui réconcilie sans aucun discours puissance sonique pure, équilibre et mesure, amplitude rythmique et recherche patiente sur la nature même du son. S’attaquant à tous les genres à guitares possibles, la musique de
Battles les désagrège intégralement pour les réassembler selon une logique nouvelle essentiellement rythmique, à la fois sérielle, mathématique et incandescente, comme si la vie du son exigeait que les structures rigoureuses et répétitives patiemment tissées se heurtent à la furie électrique et percussive et cèdent sous ses coups de bélier après avoir développé une tension virtuellement infinie, entretenue par le jeu mi-improvisé, mi-écrit des guitaristes et les textures électroniques mutantes. Tout une gamme d’échanges et de dialectiques entre pensée et sauvagerie s’invente au fil des douze morceaux de ces deux EP, allant de lignes de guitares saturées, brutes et anguleuses, qui circulent d’un dispositif électronique à l’autre pour subir d’infinies transformations rhizomatiques – chaque segment donnant naissance à un nouveau segment, se divisant, se décuplant, s’accouplant à d’autres, modifiant lentement sa texture – aux morceaux purement laborantins, trames sonores épurées, compactes et hypnotiques.
Cette infinitude possible de la musique de
Battles est peut-être son horizon le plus original, comme si chaque morceau témoignait de sa capacité secrète à se réinventer en permanence et de manière absolument nouvelle à partir de ses éléments initiaux : machine de guerre mathématique, la musique de
Battles avance sans ciller, prête à tout pulvériser à partir d’axiomes bien définis et circonscrits. Inventer de petits morceaux d’infini en deux fois trente minutes, telle est la prouesse de cette formation d’ores et déjà essentielle.
Chroniqué par
Mathias
le 24/02/2006