Pour tous ceux qui ont eu la chance de le voir en concert durant ces derniers mois, l’image d’un colosse fragile est sans doute celle qui colle le mieux à
Troy von Balthazar. Seul armé de sa guitare, l’imposant ex-chanteur de
Chokebore s’offre tout entier dans un numéro scénique mêlant émotions, décalages et postures imprévisibles. Dans la lignée d’autres voyageurs solitaires aperçus sur scène ces dernières années (comme
Joseph Arthur ou
Dominique A, pour qui il ouvrait justement en 2004),
Troy von Balthazar maîtrise à merveille l’art d’insuffler son univers par l’utilisation variée de pédales et d’effets propres à démultiplier sa seule six-cordes. Succédant à ce rodage de belle facture, son premier album solo sort aujourd’hui, précédé d’une rumeur élogieuse, portant en lui les espoirs entrevus sur les planches.
Après une intro en forme de spoken words étranges (l’incessant "TVB has fingers"),
Took some $$ esquisse les traits d’un songwriting acoustique virant en une pop minimaliste, toy piano en renfort. Ethéré et synthétique,
I block the sunlight out laisse entrevoir la face plus sombre de
Troy von Balthazar, aux effluves désespérées, allégées pourtant par l’instrumentation réduite qui l’entoure.
Dogs, qui voit l’apparition d’une voix féminine presque naïve, renvoie à nouveau vers la pop pour l’une des mélodies les plus accrocheuses de cet opus. En trois titres à peine, l’univers de ce premier album est posé, de la mélodie à la noirceur, toujours teinté de mélancolie. On pense à
Elliott Smith, dans le studio duquel ont été enregistrées ces chansons, mais aussi à
Eels ou
Beck pour certaines intonations de la voix, voire aux premiers
Hawksley Workman, lorsque
Troy von Balthazar s’embarque dans des virées décalées dignes d’un cabaret fauché.
Seul de bout en bout – à l’exception de la voix féminine entendue plus tôt, présente sur deux morceaux – Troy tient la guitare, la batterie et les chœurs, auxquels il adjoint un pendant plus joueur par son usage de boîtes à rythmes, synthés d’enfant ou encore dans sa propension à trafiquer les sons. Sans jamais perdre de vue l’art de la mélodie (
Dogs,
Real strong love,
Heroic little sisters), il s’autorise des virages plus barrés et décalés, déconstruisant par petites touches son songwriting aéré, le confrontant aux univers les plus incongrus. Une comptine japonaise fait ainsi son apparition en milieu d’album (
The color comes), entêtante, avant de resurgir sur
Playground, se calquant sur la guitare du refrain. Mais c’est sans doute
Bad controller qui est le plus représentatif de ces procédés, triturant la voix à l’extrême, jusqu’à la transformer en une narration rauque et ralentie. Un titre plus sombre et oppressant, qui prépare à l’incroyable
Rainbow, l’un des nombreux sommets de cet album, chanson construite autour de deux lignes de guitare, l’une lourde et grave à l’arrière-plan, l’autre tendue et saturée vers les aigus. Un blues moderne à fleur de peau, qui rappelle parfois certaines atmosphères électriques de
Chokebore, marqué encore par la reprise du classique folk
Old black Joe ou par le dépouillé et très court
Numbers.
Avec ce premier album,
Troy von Balthazar parvient à canaliser l’énergie déployée sur scène, à la mettre au service de compositions variées qui s’enchaînent pourtant sans anicroche. A la fois tristes et drôles, naïves et mélancoliques, ses chansons dessinent une pop fragile, constamment sur le fil entre économie de moyens et tentations ludiques. Nourries par plusieurs décennies de songwriting américain, ces comptines pop dépouillées tendent vers l’innocence insidieuse de l’enfance, où les rires ont la même couleur que les larmes. Miraculeux.
Chroniqué par
Christophe
le 11/11/2005