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Littérature

: Musique et pensée : une étrangeté



À propos de "Philosophies des musiques électriques", Rue Descartes n° 60

C’est toujours la même histoire : il y a, nous dit-on, d’une part, la musique savante et, de l’autre, le reste. Ce reste, quel que soit le nom qu’on lui donne, ne pense pas. D’habitude, on l’appelle « musique populaire ». Ici, la principale innovation semble consister à le baptiser « musiques électriques » pour prendre acte du fait de l’inscription de la dimension technologique « au cœur même de leur processus créatif » (p. 3). Cependant, au-delà de cette invention terminologique, l’idée demeure la même : les musiques électriques ne font en effet pas « signe vers une mutation du sens esthétique, appelé par les circonstances à se déporter sur des nouveaux objets ou des procédés musicaux originaux. Ce seraient plutôt certaines musiques “savantes” qu’il faudrait décrire de la sorte, en soulignant notamment le rapport qu’elles entretiennent à une mathématique du sensible. Mais non point le rock, le funk, la pop, la disco. Ici, nous avons affaire à des expériences qui n’ont plus rien de sérieusement esthétique, et dont on n’irait d’ailleurs pas prétendre qu’elles ressortissent à un sentiment intime du “beau” ou du “goût”. Pourtant elles sont musicales » (p. 3). De musique, il y en a deux : la pensante et l’autre, celle qui n’a « point de pensée, tout juste un peu d’affect à l’état pur, un peu de présence à l’état pur, un peu de temps à l’état pur » (p. 5). Il se passe bien quelque chose dans ou pendant la musique populaire ou électrique mais, en somme, il n’y a rien derrière.





Or, ce présupposé-là — qu’il faut qu’il y ait quelque chose derrière ce qui a lieu dans la musique — doit ou devrait étonner. Ici, avec Paul Mathias, ce manque n’est certes pas tenu pour un manque de dignité puisqu’on s’interroge sur la possibilité d’un discours philosophique à propos de ce qui ne pense pas. Mais, ce qui doit tout de même étonner — parce qu’on doit ou devrait en douter — c’est la possibilité qu’il existe quelque chose derrière l’affect, la présence, le temps à l’état pur de la musique. Un peu comme Wittgenstein qui se demandait dans les Recherches philosophiques (I, § 621) : « Qu’est-ce que qui reste si j’enlève au fait que je lève mon bras celui que mon bras se lève ? », on doit se demander : Et s’il ne restait rien ? Et s’il n’y avait que cet affect, cette présence, ce temps à l’état pur ? Ou : Et si tout ce qu’il y avait dans la musique était dans l’événement qui a lieu quand et pendant que la musique est jouée, diffusée, produite et écoutée ?
On répondra que la musique s’écrit. Or, l’écriture n’épuise pas la musique. De plus, supposer que toute la pensée réside dans l’écriture reviendrait à considérer la performance comme un acte creux, vide, comme si les musiciens n’étaient que des marionnettes qui s’ignorent ou, pire encore, des marionnettes sans marionnettiste. Les interprètes sont déjà des esclaves, nul n’est besoin d’en faire, en plus, des pantins.
Et derechef s’il n’y avait rien d’autre (que l’affect, la présence, le temps, l’événement) ? Assumer cette question, la considérer comme une question importante, est une des conditions de possibilité pour dépasser le clivage savant / populaire et pour entendre la spécificité des musiques qu’on ne méprise pas forcément en disant qu’elles ne pensent pas, mais dont on nie tout de même l’importance proprement musicale, incapables d’invention qu’elles sont, les ramenant à des attitudes, des modes de vie, etc. (voir p. 3).


Mon argument est le suivant : dire que certaines musiques ne pensent pas tout en reconnaissant qu’elles sont bien de la musique revient à dire que la musique en tant que telle ne pense pas. En effet, si quelque chose peut être de la musique sans pour autant avoir la propriété de penser alors la propriété de penser n’est pas une propriété essentielle de la musique : la pensée n’est pas une condition nécessaire de la musique. Donc, la pensée vient en plus de la musique. Cela revient ainsi à dire que la pensée n’est pas dans la musique, mais dans quelque chose qui lui est extérieur (la partition, par exemple). C’est une position défendable, mais qui rend absurde la distinction entre musique savante et musique populaire puisque toutes les deux, en tant qu’elles sont de la musique, sont également étrangères à la pensée. La distinction passe dès lors entre la pensée et la musique, la pensée s’incarnant à l’occasion dans certaines musiques et pas dans d’autres. Par exemple : la partition pense — en tant que texte —, mais son exécution ne pense pas — en tant que musique. Il y a là quelque absurdité qui tient en cela qu’on analyse la musique dans les termes de quelque chose qui lui étranger et ce, alors même que la musique pourrait très bien lui échapper, et lui échappe de fait. Cela ne signifie pas que la musque ne soit pas rationnelle ou qu’elle soit une puissance irrationnelle, mais qu’elle nécessite une approche singulière. Aborder la musique à partir des catégories pensant vs. non-pensant, c’est l’aborder à partir d’une distinction qui lui est étrangère. Et par là même, courir le risque de lui rester étranger. C’est ainsi s’intéresser à quelque chose d’autre qu’elle au lieu de s’efforcer de déterminer ce qu’elle fait et que nul autre ne fait. C’est-à-dire : comment ça peut bien fonctionner cet affect, cette présence, ce temps à l’état pur ? Qu’est-ce qui se passe dans l’espace et le temps et que fait la musique, mais que ne fait pas la pensée ? En un mot comme en mille : si la musique, ce n’est pas de la pensée, c’est quoi, au juste ?


On arrêtera là le compte-rendu, conscient qu’on n’aura pas rendu compte de grand-chose. On rappellera qu’il ne faut pas se priver de la lecture de ce volume, ne serait-ce que pour lire les philosophes aux prises avec l’ontologie (analytique) du rock (Roger Pouivet, « L’ontologie du rock »), la métaphysique des musiques électroniques (Élie During, « Flux et opérations : prolégomènes à une métaphysique électronique ») ou encore en train de penser le rock à partir de Platon et Milan Kundera et dialoguant ensuite avec Rodolphe Burger (Jean-Luc Nancy, « La scène mondiale du rock » et « Bonus tracks »). Mais, Paul Mathias qui dit ce qu’il dit, d’entrée de jeu, dans un recueil qui pourrait montrer exactement le contraire, ça méritait au moins l’ébauche d’une explication.






Paul Mathias et Jean-Philippe Pénasse (coord.), « Philosophies des musiques électroniques », Rue Descartes n° 60, Paris, Presses Universitaires de France, 2008



par Jérôme Orsoni
le 03/10/2008

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