Qu'attendre d'une formation aussi fondatrice que
Tortoise aujourd'hui ? On ne peut bien sûr l'accueillir qu'à bras ouverts après neuf ans de silence mais la qualité aléatoire de leurs œuvres des années 2000, après une trilogie d'albums aventureux et essentiels lors de la décennie précédente, nous amène forcément à calmer notre ardeur et mieux doser nos attentes. Toutefois, on pourrait dire après une première écoute de
Touch que retrouver le quintet de Chicago, c'est déjà retrouver un "son", et ça c'est pas rien.
Tortoise quitte Thrill Jockey pour rejoindre un autre excellent label de Chicago (International Anthem, qui a notamment distribué les albums solo de leur guitariste
Jeff Parker), et emporte dans ses bagages des éléments jazz-rock (
Layered Presence, Oganesson envoyé en éclaireur il y a quelques mois) ou électroniques (
Axial Seamont, sorte de
Neu! revisité à leur sauce) afin de reproduire une combinaison unique et inimitable que l'on a parfois du mal à situer tant celle-ci brouille les pistes. Les membres de
Tortoise disaient que l'absence de chant et de l'attention qu'il peut monopoliser au sein d'un groupe devait pousser la bande de Chicago à combler ce manque en développant d'autant plus les textures et les consolidations de sa musique.
Un deuxième écoute de
Touch confirme cette évidence :
Tortoise a profondément travaillé les structures et les sonorités de cet album, malaxant un passé presque kitsch et un futur supposé dans des compositions tentant de fusionner chaleur organique et froideur synthétique sans viser la performance, d'où une certaine tiédeur pouvant se faire ressentir. Troisième écoute :
Touch n'est peut-être pas un banger comme l'était
Beacons of Ancestorship (2009), mais c'est au moins un grower, comme ne l'était même pas
It's All Around You (2004) et encore moins le décevant
The Catastrophist (2016). L'album possède déjà une belle cohérence alors que l'album fut composé à distance sur une durée assez longue (les membres du groupe habitent aujourd'hui aux quatre coins des Etats-Unis), ce qui impose forcément un certain respect.
Avec son beat binaire façon
Billy Jean puis ses grosses guitares déraillant bizarrement vers une envolée electro-rock sans atteindre la claque de
Gigantes, le premier morceau de l'album (
Vexations) semble d'abord nous donner la "formule" que l'on attend de ce groupe moins viscéral que purement cérébral, ce qui nous rassure qu'à moitié. Mais la bande de
John McEntire nous invite ensuite à déambuler dans son laboratoire de recherche avec son lot d'expériences, et la plupart sont heureusement réussies donc on ne ressortira pas la fameuse phrase de
William Burroughs "
quand on parle d'œuvre expérimentale, c'est que l'expérience a échoué". On peut même s'avancer après une quatrième et cinquième écoute en affirmant que l'enchaînement de morceaux au cœur de l'album (
Works and Days / Elka / Promenade à deux / Axial Seamount / A Title Comes, soit un gros cœur quand même) fait désormais partie des sommets du groupe toutes périodes confondues.
Et après une énième écoute,
Touch serait un album dans la retenue qui paradoxalement donne beaucoup jusqu'à sa magnifique hymne finale (
Night Gang, a t'on déjà entendu une montée de ton aussi prenante ces derniers temps ?). On se plaît en tout cas à le décortiquer, à s'imprégner de ses formes mouvantes et de ses couleurs chatoyantes, et à le traverser encore et encore en ajustant à chaque nouvelle écoute notre jugement. Le dernier qui nous vient au moment d'écrire ces lignes :
Touch se révèle tranquillement mais sûrement et tient finalement les grandes promesses d'une telle attente pour un tel groupe.
Chroniqué par
Romain
le 01/11/2025