«I don’t need your go ahead to go ahead». Aucune phrase ne saurait mieux résumer le parcours de
Sage Francis, artiste sorti de sa chrysalide avec les confessions du superbe
Personal Journals, et aujourd’hui déterminé à porter un regard plus large sur un monde qui n’est plus exclusivement le sien. Sans réel changement de démarche, le son et le style montent donc d’un cran, et font de ce
A Healthy Distrust un disque plus incisif, porté par les critiques acerbes de son auteur et les productions remarquables de
Reanimator,
Alias,
Joe Beats,
Daddy Kev,
Sixtoo ou encore
Dangermouse.
Le ton est donné d’entrée avec
The Buzz Kill, titre aux rythmiques percutantes, où le rappeur lâche ses premières rimes sans la moindre concession. Pour faire court,
Sage, en veut à tout le monde : la communauté hip-hop, l’opinion publique et, surtout, l’identité politique américaine. Adepte d’un flow agressif et millimétré, le rappeur reprend à son compte les dernières provocations de
Mos Def («The devil is the fucking white man… rhyming»), fustige l’omniprésence des armes dans la société américaine, et l’attentisme plus général de ses concitoyens et de l’industrie du disque. Dans ces moments de colère,
Sage n’épargne jamais ses cordes vocales : sa voix traduit sa frustration, sa colère, allant jusqu’à exploser le beat hip-punk de
Daddy Kev sur les rimes acerbes de
Dance Monkey.
Mais
Sage Francis ne chasse pas pour autant le poète plus réservé que le public avait découvert avec
Personal Journals. Titre phare de
A Healthy Distrust,
Sea Lion invite ainsi le chanteur
Will Oldham, posant quelques notes de guitare sur un beat tout en douceur d’
Alias. L’alchimie est parfaite, et
Sage reprend un timbre de voix plus mélancolique, qui atteint son paroxysme sur le premier mouvement de
Crumble. «Slave labor, you make me work for what I couldn’t have» ; le sentiment de dépossession habille à merveille la boucle de piano de
Sixtoo, avant de se synthétiser en fin de parcours avec les rimes fort bien senties de
Slow Down Gandhi.
Ultime preuve de la lucidité de
Sage Francis, cet avant-dernière plage attaque à la fois le système politique et celles et ceux qui s’y opposent à temps partiel. Le message est clair : la contestation ne se résume pas à quelques dreadlocks («Off go the dreadlocks, here comes the income») ou une quelconque fuite identitaire, mais passe par un discours qui se développe dans le contexte en vigueur. Et dans cette perspective,
Sage ne ment pas sur ses origines, transpire même la culture américaine avec ses gimmicks à la
Dylan (
Sea Lion), ses private jokes à l’attention des Français (
The Buzz Kill), et surtout cet ultime hommage à
Johnny Cash sur l’harmonica de
Jah Didn’t Kill Johhny.
Ce faisant,
Sage Francis livre avec
A Healthy Distrust un album riche et subtil, où la diversité des compositions supporte avec talent le discours d’un artiste pris dans le paradoxe de sa propre identité. «I hate myself and half mass», scandait-il déjà sur le EP
Makeshift Patriot. La situation ne semble guère avoir changé, et on ne peut que s’en réjouir. Car c’est précisément ce dégoût qui rend les disques de
Sage Francis si particuliers et, dans le cas précis, complètement indispensables.
Chroniqué par
David Lamon
le 23/04/2005