Situer
Ryan Power sur un arbre généalogique de la pop s'avère aussi simple que de remonter le réseau de la French Connection ou de résoudre l'énigme des statues de l'île de Pâques. La procrastination harmonique, les structures abusivement alambiquées et les thèmes qui s'emboîtent à n'en plus finir sont néanmoins quelques éléments parmi d'autres qui permettent d'apprécier le style de ce songwriter extravagant et haut en couleur. Natif de Burlington dans le Vermont - définitivement un trou noir sur la mappemonde de la pop culture - cet empêcheur de tourner en rond, barbu et nippé comme le dernier des hippies, peaufine depuis le début des années 2000 une esthétique pop complètement décalée et iconoclaste, en mélangeant allègrement les bricolages domestiques de
R Steevie Moore aux flamboiement en Panavision et Technicolor de la musique synthétique des années 70/80. Ses chansons labyrinthiques et opératiques, avec leur structure en cascade et leurs chœurs qui se répondent à l'infini, se rapprochent aussi effrontément de la soul chatoyante des premiers albums de
Stevie Wonder (
Innervisions et
Music For My Mind en tête) et des fantaisies modulaires et farfelues de
Robert Wyatt, autre esthète en son temps de la pop progressive et synthétique.
Malgré son originalité incontestable, la musique de
Ryan Power demeure pourtant un secret bien gardé. Ce n'est pas faute de se prévaloir de la même voix que Sir
Paul McCartney en plus androgyne, et d'avoir produit en sus chez
NNA Tapes, entre les albums d'
Oneohtrix Point Never,
Laurel Halo et
Julia Holter, l'OVNI
I Don't Want To Die, l'un des albums les plus entêtants et décalés de l'année 2012. Espérons seulement qu'
Identity Picks, sixième album en date de l'Américain, bénéficie d'un meilleur sort que son pourtant génial prédécesseur. En à peine huit nouveaux titres, cet opus fraichement sorti de la boîte crânienne de son créateur s'amuse encore et toujours à brouiller les pistes, dans un esprit profondément parodique et cartoonesque, voir inépuisable quand il s'agit d'accoucher de hits funky remplis ras le bocal de lignes de synthés foisonnantes et de chœurs superposées à l'infini.
De toute évidence, la prise de tête conceptuelle, le mauvais goût assumé de certains arrangements et la névrose obsessionnelle passent sur
Identity Picks pour des gages de coolitude absolue. En la matière, les trois titres d'ouverture produisent de petits miracles.
Sample Lives et son groove ultra-syncopé dessinent d'abord les contours d'un rap dévoyé par des accents soul en carton pâte, que des chœurs multicolores font monter comme un soufflet. En embuscade, le single
The Prize, puzzle mélodique plein de naïveté, imbrique les inventions harmoniques, les sons 8bit drôlatiques et les morceaux vocaux d'anthologie pour rivaliser avec
Supertramp,
Stevie Wonder et les
Looney Tunes sur leur propre terrain. Beaucoup moins intarissable mais toujours aussi imparable, la lancinante et nébuleuse
New Attitude dévoile des horizons plus désabusés et morbides, déployant toute la richesse d'un univers explosé et d'habitude coloré, qui se pare pour le coup d'une ambiance de cauchemar onirique. C'est aussi un titre pivot, qui ouvre la voie à d'autres visions enfantines en clair-obscur, des titres plus flippés et amers à l'instar de l'éponyme
Identity Picks, qui rappelle la pop smoothy et pleine de candeur de la Britannique
Sade. Dernières pierres à l'édifice d'une œuvre plus désillusionnée et anxieuse qu'il n'y parait,
Well On Your Way singe les minauderies gothiques et putassières de la meilleur période de
Depeche Mode avant de laisser la place au nocturne
Rip The Blood : lentes montées en puissance, chœurs lumineux et passéistes, nappes cotonneuses et menaçantes à la fois, de quoi nous faire redescendre sur terre tout en douceur après une longue bouffée d’hélium sonore. Et
Identity Picks de s'imposer comme l'un des sommets de la pop en ce milieu d'année 2013, peut-être moins acrobatique et attachant qu'
I Don't Want To Die, mais tout aussi passionnant sur la longueur.