Ce n’est pas vraiment le cas – du moins aucune déclaration de
Tim Hecker n’est jamais allée dans ce sens – mais
Ravedeath, 1972 est comme la fin d’un cycle, qui comprendrait aussi
Harmony in Ultraviolet et
An Imaginary Country. Une trilogie d’œuvres ambitieuses, étendues sur de longs formats, moins construites sur le modèle classique de « l’album » (dix titre, cinquante minutes) que structurées en grands pans qui se meuvent lentement sur eux-mêmes, les uns par rapport aux autres. Et des œuvres, il faut le dire, d’une tristesse abyssale, et d’une intensité émotionnelle comme la musique n’en procure pas si souvent.
Loin d’un imaginaire hippie-woodstockien facile, les seventies dans lesquelles fait mine de s’enraciner
Ravedeath, 1972, sont grises, poisseuses et dépressives. La musique s’y déploie avec ampleur et simplicité, par vagues courtes et saturées nettement audibles qui glissent les uns sur les autres (
The Piano Drop), puis le signal gagne en complexité : dans le fond du mix, on entend des notes de piano, des orgues et des sons percussifs indéterminés (
Hatred of Music).
Ravedeath, 1972 a quelque chose de la musique sacrée d’un monde sans religion. Les motifs s’y enchevêtrent comme dans une fugue et l’auditeur retient son souffle devant la fulgurance de chacun des moments de ce disque. Plus tard, comme sur un fil narratif mystérieux, on entendra ces mêmes instruments se désintégrer, jusqu’à littéralement se vaporiser « dans les airs » (
In the Air). Cette musique progresse, évolue, elle semble raconter une histoire d’il y a très longtemps, ou traverser « un pays imaginaire » : les sons atteignent ici une telle force d’évocation, leur transformation dans le temps est si invisible et audible à la fois qu’on peut bien faire venir, au moins une fois, ce vilain cliché de la musique qui raconte quelque chose.
Quand nous l’avons
rencontré au printemps dernier avant son concert de l’Espace B,
Tim Hecker semblait fatigué. La route et le décalage horaire, pensait-on. De fait, il a livré un set court, beau mais qui laissait la curieuse impression d’avoir été expédié, joué sans envie, à l’aide d’une touche d’avance rapide. Les infimes variations et les trémulations des morceaux étaient perdues et brisées. Avant l’interview, il nous avait demandé à ce qu’elle soit courte, «
because I feel like shit ». En réécoutant le disque, avec en tête ces paroles et ce visage momentanément à bout, on se prend à rêver à l’idée d’une œuvre dévoratrice pour son créateur, et qui le vide et le vampirise lentement par son intensité émotionnelle. Réécouter
Ravedeath, 1972 presque un an après sa sortie nous fait comprendre, en tous cas, l’état dans lequel était
Hecker quand on l’a rencontré, comme si la musique l’avait bel et bien dépassé, au moins pour un moment.
Ravedeath, 1972 est une musique de fin du monde, mais dans son sens le plus pur : loin, très loin des délires millénaristes du moment, c’est la musique d’un individu qui semble être allé jusqu’au bout de tout. La musique, elle, a bel et bien avancé jusqu’aux plus extrêmes limites de quelque chose. Qu’on ne sache pas exactement de quoi, de même qu’on ne sait pas ce que signifie exactement ce titre,
Ravedeath, 1972, n’est pas la moindre de ses beautés.
Chroniqué par
Mathias
le 03/01/2012