Après le succès croissant rencontré par ses deux derniers albums, synonyme d’un déménagement de Fat Cat vers EMI,
Sigur Rós était attendu au tournant. Quelle direction allait bien pouvoir prendre le quatuor ? Persister dans la voix glacée initiée par
( ), s’en retourner vers la pop organique d’
Agaetis Byrjun ou encore poursuivre les explorations mises en œuvre dans ses divers projets annexes (le EP
Ba Ba Ti Ki Di Do fruit d’une collaboration avec la compagnie de danse de Merce Cunningham, la BO du documentaire
Hlemmur ou son projet épique
Oðin’s Raven Magic). Dès son artwork – superbe d’ailleurs –
Takk… semble délivrer un indice sur la direction choisie : les morceaux ont des titres. Bien sûr, ceux-ci n’apportent guère plus d’informations à l’auditeur que s’ils étaient restés numérotés sous la forme d’"untitled", mais ce détail semble augurer un retour vers les ambiances plus pop d’
Agaetis Byrjun, plutôt qu’un nouveau monolithe à la blancheur éclatante ou d’étranges collages expérimentaux.
L’ouverture de l’album, un court instrumental, confirme l’intuition, rappelant l’intro similaire d’
Agaetis Byrjun.
Sigur Rós opère donc un retour dans ses contrées atypiques, patchwork magique entre pop, ambient et post-rock. Premier single issu de l’album,
Glósóli ramène ainsi l’auditeur en terrain connu : une ligne de basse mélodique pour le rythme, la voix hybride de Jónsi en arrière-plan, qui s’impose crescendo. Mais à mesure que le morceau avance, une impression étrange se dégage, comme si
Sigur Rós cherchait encore ses marques, à jouer à la manière d'un certain
Sigur Rós. Entre le lyrisme de la voix et une montée archétypale d’un post-rock figé en milieu de morceau,
Glósóli ne convainc pas tout à fait, frise l’exercice de style en lieu et place de la magie attendue. Le titre suivant,
Hoppípola semble souffrir des mêmes lacunes. A grands renforts de cuivres et de cordes,
Sigur Rós bâtissent une pièce-montée pop qui regarde clairement vers
Agaetis Byrjun (quelque part entre
Olsen Olsen et
Ny Batterí), au risque de déborder. Fonctionnant comme un reflet spéculaire placé en outro,
Með Blóðnasir enfonce un peu plus encore le clou. Est-ce qu’à trop vouloir reproduire la magie d’
Agaetis Byrjun Sigur Rós se serait perdu en route, oubliant du même coup les années discographiques écoulées depuis ? Le morceau suivant,
Sé lest, corrige le tir pourtant, mêlant à merveille les époques et les étapes franchies par la musique du groupe. Une curieuse chanson dans laquelle aspirations pop et boîtes à musique façon
Ba Ba Ti Ki Di Do se rencontrent sans s’entrechoquer, où les nappes cuivrées se muent en une fanfare de village enchaînant temps et contre-temps. S’inspirant du même modèle,
Sœglógur fait cohabiter un piano ressorti de
Viðrar vel til loftárása avec d’étranges crécelles en arrière-plan, avant de s’envoler pour un passage plus relâché – à la fureur contenue tout de même – soutenu par une batterie imposante. L’alchimie fonctionne à nouveau, lançant des ponts entre les différentes incarnations discographiques du groupe. La musique de
Sigur Rós ne se prête peut-être pas totalement aux arrangements parfaits et luxuriants, gagne en émotion par ses subtiles collages fait de bric et de broc. Les deux titres suivants,
Milanó et
Gong – étrennés en concerts depuis plusieurs années – se détachent comme les deux pièces maîtresses de l’album, meilleures preuves du savoir-faire du groupe.
Milanó est une ballade étirée qui se délite entre piano et cordes du quartet Amina, pour s’emballer par instants, insufflant un peu de rage, avant de s’éteindre à petit feu dans un mouvement régulier et hypnotique. Quant à
Gong, au format nettement plus court, sa rythmique cadencée et ses nappes de guitares lui offrent une structure idéale pour y greffer la mélodie. La suite de l’album se poursuit dans des ambiances éthérées, zébrées parfois d’accès de fureur maîtrisés, jusqu’au magnifique et dépouillé
heysátan en guise d’outro, ultime morceau apaisé qui referme superbement ce nouveau chapitre de l’histoire de
Sigur Rós.
Qu’importe le flacon, pourvu qu’on aie l’ivresse, dit-on. Sur le premier tiers de l’album,
Sigur Rós a donné l’impression contraire, privilégiant un retour à la formule qui l'avait révélé, au risque de perdre le charme qui y opérait. Comme l’impression d’assister à une tentative maladroite du groupe de ré-apprivoiser tout à fait son univers. Mais la suite de l’album parvient à retrouver le cap, multiple, tressant une musique irriguée aux diverses sources musicales du groupe.
Sigur Rós réussit alors à insuffler une seconde vie à sa pop organique, réinvestissant son univers en y faisant cohabiter harmonieusement les directions prises hier et celles plus récentes.
Takk… n’est sans doute pas le meilleur album du groupe, mais il offre un condensé de leurs diverses aspirations tout en ménageant son lot de surprises et de réussites.
Chroniqué par
Christophe
le 17/09/2005