Sun Kil Moon

Il y a cette ligne, au détours de Truck Driver, où Mark Kozelek raconte qu'on a mangé KFC lors de l'enterrement de son oncle, et qu'il l'aurait sans aucun doute voulu ainsi. Tout le cœur de Benji est là, dans cette vignette d'une simplicité désarmante, mais bien plus profonde qu'il n'y parait. Un regard empathique posé sur le monde des oubliés, un soucis du détail portée en leitmotiv, et un sens de la composition sans faille : Kozelek perfectionne sous l'égide Sun Kil Moon cet art d'une folk prosaïque depuis quelques temps déjà, mais réussi enfin là où d'autres (Bill Callahan, Will Oldham) et lui même peinaient jusqu'ici à trouver un équilibre.

Sur Benji, l'intime biographique trouve enfin une portée universelle passionnante, avec une sensibilité littéraire qui rappelle Raymond Carver ou Cormac McCarthy, et ce constat pour le moins inattendu : oui, en 2014 encore, on peut être ému par les lyrics d'une chanson folk. Aux oubliettes donc la pop folk doucereuse des Fleet Foxes et autres Devendra Banhart, ici Kozelek raconte la vie telle qu'elle est chaque jour, banale, injuste, sibylline, belle.

Les thèmes qui s'y côtoient passent d'un existentialisme pudique à de futiles vérités, ces dernières venant souligner les premières dans un délicat numéro d'équilibriste qui, pourtant, sonne toujours aussi juste que naturel. Un changement de registre perpétuel qui tient du miracle et donne tout de suite aux récits - puisque c'est de cela qu'il s'agit - une dimension dramatique, authentique, qui anéantie toute propension au second degré. De fait, le musicien happe l'auditeur dès ses premiers mots et le met face à ses angoisses, ses doutes, ses espoirs, sans que jamais la démarche ne paraisse creuse ou intéressée.

Rarement musicien ne se sera tant mis à nu qu'ici. Kozelek aborde aussi bien la peur de perdre sa mère (I can't live without my mother's love) que ses échecs amoureux (Dogs), les tueries récurrentes qui frappent son pays (Pray for Newtown), et la mort de ses proches (Carissa, Truck Driver, Richard Ramirez...), toujours avec ce sens du petit rien qui donne corps aux anecdotes. Il n’hésite pas à critiquer son comportement de chanteur et les responsabilités inhérentes de ce statut dans une Amérique complexe et fragmentée. A la manière du dernier Nick Cave & the Bad Seeds, l'écriture se fait volontiers méta et nous donne à voir l'envers du décor, les pannes d'inspirations, les déceptions, les bons moments avec la famille, en somme le quotidien d'un type normal qui écrit des chansons.

Benji a un effet saisissant. Celui d'un classique instantané, bien sûr, mais aussi d'une avancée significative dans le rapport musicien-auditeur, lien cathartique curieusement sincère, qui descend la folk de son estrade galvaudée pour la ramener à ses racines, ce temps où une guitare servait davantage à conter des histoires populaires autour d'un feu qu'à charmer les minettes entre deux bières. Une musique essentielle, belle comme une église du midwest, pour qui sait tendre l'oreille.