Se parler à soi-même pour se parler des autres, c’est ordinaire. Le faire en musique l’est peut-être moins, moins commun, moins facile. Pourtant, en enregistrant des conversations musicales avec soi-même,
Bill Evans est parvenu à instaurer ce genre de dialogue en travaillant sur la matière sonore.
En effet, en pratiquant l’overdub, comme il le fait de manière systématique sur
Conversations with myself (enregistré en 1963), il pratique une forme de collage musical par la superposition de couches de piano. Cette pratique consiste à enregistrer une première partie de piano et à en jouer et enregistrer une ou deux autres en écoutant la (les) première(s) partie(s) enregistrée(s). La composition devient alors un processus complexe qui ne consiste pas à penser l’agencement de plusieurs instruments joués par divers interprètes mais, et c’est radicalement différent, à penser l’agencement de diverses parties pour un seul instrument et un seul interprète. Les duos ou trios pour un seul instrument et un seul interprète qui émergent de cette manière spécifique de concevoir la musique sont autant de manières de concevoir la musique elle-même. Une musique qui, jouée dans l’intimité d’un studio qui devient le lieu d’une série de dialogues, de conversations avec soi-même, décrit la manière dont le musicien se rapporte à sa propre musique. Elle décrit ainsi comment, de ce rapport à sa propre musique, peut émerger une forme de musique nouvelle, enrichie des multiples approches que le musicien aura eues de sa propre musique.
Si ces conversations ont pour sujet les autres, c’est que
Conversations with myself est un principalement un album de reprises (un seul titre de
Bill Evans :
N.Y.C.’s No Lark). Parmi ces reprises, précisons qu’il s’agit encore pour une bonne part d’entre elles de reprises de Monk (
’Round Midnight,
Blue Monk et
Bemsha Swing). Le fait qu’il s’agisse de reprises est intéressant à ce titre qu’on peut concevoir qu’il s’agit à chaque fois d’une superposition de manières d’interpréter (puisque Bill Evans joue) et d’entendre (puisque ce sont des reprises) la musique, la partition, le morceau à reprendre, comme si l’interprète ne pouvait se décider entre plusieurs interprétations possibles d’un même morceau. Ou mieux encore : comme si la meilleure interprétation possible était précisément celle qui inclut plusieurs interprétations possibles d’un même morceau en les superposant, en les fondant dans un même morceau qui rappelle la version “originale” et qui englobe plusieurs manières de la jouer, de l’entendre.
Parvenu à ce point on toucherait peut-être ce qui fait la modernité absolue de
Bill Evans conversant avec lui-même, à savoir : sa capacité à utiliser des possibilités techniques pour parvenir à donner une interprétation la plus vaste et, peut-être aussi, la plus libre possible (puisqu’elle en englobe plusieurs) d’une seule et même pièce. La composition a lieu dans un double jeu : un jeu avec le matériau sonore (dont on peut peut-être dire qu’il est indifférent même si, parlant de ce disque, c’est céder au plaisir trouble de l’anachronisme) et un jeu avec des interprétations possibles d’une même composition, composition entre lesquelles il ne s’agit peut-être pas de choisir, de (se) décider, qu’il ne s’agit de les agencer, pour le dire en un mot, redondant certes, mais peut-être plus parlant, de les composer.
Chroniqué par
Jérôme Orsoni
le 16/06/2005