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Littérature

: Livre : Tortoise / Standards




Outre la belle tenue d’ensemble de ce petit livre consacré à Tortoise – le premier en France – il y a trois bonnes raisons d’écrire dessus, qui sont autant de difficultés. La première est que je connais Jérôme Orsoni, la seconde est que nous écrivons tous les deux pour dMute ; quant à la troisième, la voici : Jérôme écrit sur un album et un groupe que je tiens moi aussi pour essentiels, sans toutefois aimer Standards autant qu’il l’aime, lui, du moins c’est mon impression à lire Tortoise / Standards. But de l’opération : entrer dans le texte, révéler l’intérêt à le lire pour l’amateur de Tortoise ; ne pas faire de pub.




Prenant place au sein de la collection « SOLO » des éditions Le Mot et le reste, Tortoise / Standards semble n’en accepter la ligne éditoriale que pour mieux la tordre. « D’une seule voix, un auteur décrit les émotions suscitées par l’écoute d’un 45 tours, d’un album, ou ressenties lors d’un concert (…), le saisissement qui l’a pris à la vue d’une couverture de disque. Tous ces éléments pour dire combien ce moment singulier s’inscrit dans une rencontre fondatrice avec la musique qui peut bouleverser toute une vie. » Voilà pour le projet éditorial, auquel Tortoise / Standards répondra de manière piégée, sur le mode de la mémoire. De moment à teneur autobiographique, il n’y en aura qu’un ou presque : encore faut-il ajouter qu’il s’agit d’un souvenir peut-être altéré et qu’il pourrait aussi bien avoir été inventé. De toute façon, les démarches mises en place ici, comme les souvenirs, sont des fictions pour mieux écouter et mieux écrire à partir de la musique. Si Jérôme fonde l’écoute dans ce qu’elle a de plus singulier, corporel – mon corps écoute une musique avec laquelle il est en coprésence, et la musique, ce n’est rien que le phénomène musical, sa vibration volatile, l’événement du déploiement musical dans l’espace et l’événement de l’écoute qui y correspond : voir cette étrange expérience, drôle et sérieuse, d’écoute en boucle pendant quatre heures de Eden 1 et Eden 2 –, il écrit dans une perspective rigoureusement analytique : le sujet percevant/écrivant étant alors un moyen d’accéder à la musique, certes pas une fin.




Manifestement désireux de mettre en place des démarches d’écoute et d’écriture efficaces, Jérôme ne fait pas usage, pour aborder l’album, d’un arsenal conceptuel qui pourrait l’encombrer. Pied de nez, le néologisme que propose le livre, acouphénoménologie, que Jérôme croyait avoir repris à Peter Szendy mais qu’il semble en réalité avoir lui-même forgé. Acouphénoménologie, qui se pare des atours du concept mais qui n’est « pas une méthode et encore moins une science », pour décrire en réalité la manière dont un individu écoute la musique en son nom propre, avec ses seules deux oreilles et ce qu’elles peuvent inventer. « C’est le nom qui dit comment j’approche la musique, le nom qui dit comment je lui trouve des contextes pour la faire sonner et résonner, sonner dans l’espace, comme en une expérimentation, résonner dans ma vie, comme en un souvenir. »




Outre l’expérience mentionnée ci-dessus, Jérôme cherche aussi à comprendre l’usage que fait Tortoise des genres, notamment d’un jazz bien audible quoique entièrement refondu dans la musique, leur manière d’échanger leurs instruments sur scène, leur façon de se définir à différentes échelles (la musique du vingtième siècle, celle de sa toute fin, la constellation post-rock, la scène de Chicago, le label Thrill Jockey), ou encore leur rapport particulier au bruit(isme) et aux avant-gardes. Interrogations qui sont autant d’angles pour écrire sur Standards. Pas d’arsenal conceptuel lourd, mais il suit le disque dans chacune de ses étapes, de manière linéaire le plus souvent, quitte parfois à anticiper, à revenir en arrière aussi, au plus près de la musique, parfois immergé en elle, l’écoutant avec une précision de stéthoscope. Il y a certes des renvois d’un paragraphe à l’autre qui semblent tisser un texte écrit par strates ou fragments, mais qui a en réalité été composé au fil de ses quarante-huit paragraphes, et très peu remonté. Manière pour Jérôme de rester au plus près du disque et des expériences d’écoute qu’il procure.




C’est aussi qu’il cherche à penser Standards comme un objet musical ni savant, ni populaire – simplement un disque important, qui réunit de son aveu toutes les musiques qui comptent au vingtième siècle tout en proposant une formule nouvelle qui compte elle aussi : d’où ce besoin d’une approche empirique, voire sensitive. Jérôme procède par petits pas, tâtonnements, avancées et propositions prudentes, et assure l’écriture comme on assure son partenaire d’escalade, avec ce recours permanent au tutoiement, au contact oral qui est autant une manière de dialoguer avec l’auditeur/lecteur que de s’interroger soi-même sur les prises que l’on dégage de la musique.




A cette volonté de ne pas user d’une méthodologie trop contraignante, Jérôme joint le désir de ne pas écraser la musique sous « des couches de noms qu’on laisse tomber ». De sorte que ses références majeures viendront comme par la bande : les Flags de Jasper Johns, et la version du Star-spangled Banner de Jimi Hendrix à Woodstock. Les Flags de Johns, on en retrouve une version sur la pochette de Standards : des superpositions de drapeaux américains sous des bandes rouges. Tout comme la technique de Johns laisse apparaître la fabrique du tableau, la musique de Tortoise livre les moments de son élaboration. Quant à l’interprétation hendrixienne de l’hymne national américain, on en retrouve également une version dès l’ouverture de Seneca : une guitare électrique saturée, bruyante sur un tapis de percussions. Idée chère à Jérôme, développée ici ainsi que dans les colonnes de dMute : la reprise sans fin des versions et leur superposition dans l’espace musical. Seneca est une version (parmi une infinité d’autres possibles) de la version hendrixienne de l’hymne US. C’est ainsi que Standards conquiert son nom : un album de standards pour l’avenir, qui « joue pour les jours à venir ».




Dans ces moments-là, Tortoise / Standards abandonne sa prédilection pour l’immersion au profit d’une ascension vers les hauteurs théoriques qui combine précision de l’écoute, acuité de l’écriture et distance critique : passages les plus réussis, au cours desquels le livre propose une grappe de concepts aux articulations fines qui rendent compte avec exactitude de la spécificité du disque et de l’entreprise plus générale du groupe. La musique de Tortoise méritait bien un livre pour la rendre à son importance : c’est chose faite, et ceux qui l’aiment trouveront ici une lecture roborative.





Jérôme Orsoni, ''Tortoise / Standards'', Le Mot et Le Reste, Marseille, 2008



par Mathias
le 16/11/2008

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