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Michel Doneda

: Interview avec Michel Doneda



C’était à l’occasion du festival Musiques de rues, du 05 au 07 octobre 2006. A 24h24, heure magique, nous avions rendez-vous avec la Poésie. Dans un lieu que Michel Doneda comparera à celui du Stalker de Tarkovski - un tunnel fluvial, où l’œil de l’auditeur baigne dans une nacre de néon blanche, diffuse, irréelle -, ce grand improvisateur au saxophone a fourni une belle performance. Quant à l’oreille, elle est épinglée par les échos aigus des chutes de gouttes d’eau condensées, qui vont mourir dans les flaques noires. Quelques privilégiés, au nombre d’une vingtaine, ont pu suivre en initiés le musicien le long de ce canal du Doubs. Et la traversée fut éprouvante, le son de l’instrument réveillant mille fantômes enfouis. Ce son rauque et mystérieux, qui dessine des images, qui surgit et revient à l’orée de notre conscience: sirène agonisante accomplissant un lent chemin de croix, crachant des boyaux de cuivre. Parfois sort comme un grondement, un gargouillement sourd. Puis c’est le barrissement d’un éléphant, le cri d’un chamane, le vent froid du nord fouettant la banquise… Comme les rats du flûtiste de Brême, nous fûmes hypnotisés par le talent de ce conteur sonore. Avions-nous été un jour à l’écoute ? Mettre l’oreille à nu, et le présent devant soi, nous faire renaître au son comme si c’était à chaque fois la première fois, tel est le cadeau que nous a fait Doneda. Voici le compte-rendu de digressions exquises, volées à l’improviste quelques minutes après le concert.

Pourquoi avez-vous choisi ce lieu ?
Je ne l’ai pas choisi, on me l’a proposé.

Sinon votre parcours ?
Je suis fondamentalement un improvisateur. Je suis fondamentalement avec le son. (…) Plus que de jouer un style de musique, j’improvise.

Est-ce que votre musique vous évoque des images ?
Non, rarement, très rarement. Le son a une entité vibratoire tellement forte… Le son va et revient à moi tout le temps. Bien sûr dans cette acoustique peut-être encore plus. Le son va et revient dans un endroit du corps différent, donc c’est comme s’il allait toucher des mémoires différentes. Mais ça ne s’exprime pas sous la forme d’images, du tout, mais plutôt d’émotions très particulières, et parfois de vieilles mémoires. Là je ne sais pas pourquoi mais j’ai joué par exemple comme une vieille flûte japonaise et je ne saurais absolument pas dire pourquoi.

C’est étonnant…
Et bien il y a quelque chose de cela en moi, et c’est sorti…

Est-ce que vous pourriez les décrire mieux, ces émotions ?
Non, c’est impossible, ce n’est pas une émotion de l’ordre du sensible, comme on peut dire d’une émotion psychologique d’un transfert affectif, par exemple. C’est une émotion vibratoire : cela touche une partie de vous et cette partie de vous se met à résonner. Cette partie de moi je ne sais pas ce qu’elle est, où elle est, parfois je la situe dans le pied, parfois dans la tête, parfois dans mes mains, parfois dans le souffle, je ne peux dire, c’est difficilement exprimable…Mais c’est une question extraordinaire, il faut que j’y réfléchisse beaucoup plus.

Moi cela m’a évoqué beaucoup d’images, peut-être je vous les dirais après…
Oui c’est intéressant, car la perception fonctionne beaucoup par analogies, surtout c’est une écoute qui n’a pas de sens, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’objet central, l’écoute s’ouvre, comme une méditation un peu…Et de ce fait-là vous faites la même chose , c’est-à-dire, vous laissez des choses venir…Qui sont peut-être des images, ou bien des choses d’ordre symbolique, ou bien des choses que vous inventez dans l’instant. Et effectivement c’est la même chose qui se passe pour moi, sauf que c’est vibratoire, et c’est dans le corps, et c’est avec le son. Mais ça peut m’arriver si j’écoute, moi. Je peux avoir des images.

Vous êtes dans une position différente quand vous jouez de celle où vous écoutez…
Hum… L’écoute est fondamentale mais certainement qu’elle est différente dans le sens où elle active quelque chose. Je ne sais pas si c’est très clair.

Vous voulez dire que l’écoute active des associations d’idées ? Alors que quand on joue, c’est peut-être plus primitif, on ne peut peut-être pas conceptualiser déjà sous forme d’images. Cela demande un recul, peut-être…
Oui, je pense que ça doit beaucoup dépendre des natures aussi. Moi je ne fonctionne pas beaucoup avec l’imagerie, même l’image symbolique. J’ai du mal même à imaginer quelque chose. Par contre ma perception est …C’est difficile à exprimer… Ma perception…c’est comme si tout à coup le corps était plusieurs corps ; moi était plusieurs moi, était comme plusieurs niveaux, des fois ça descend très très bas, des fois ça s’éloigne, des fois je suis très loin de moi, des fois je suis tellement dedans que je me traverse moi-même et je pars de l’autre côté. Donc ce n’est pas des images mais c’est une sorte de …

Dilatation, et recentrement ?
Oui ! C’est ça, c’est ça ! Parce que, de ma propre réflexion, on se vit comme des êtres uniques. Moi je m’appelle Michel, donc j’ai une sorte d’impression d’unité de Michel. Mais ce n’est pas ça. Je suis une infinité de fragments de Michel, je suis plein de Michel. Et ceux que je traverse à chaque fois que je joue sont des Michel différents finalement. Mais on fait ça tous, tous les jours, sauf qu’on est tellement, on a tellement d’axes d’occupation qu’on ne le réalise pas cela.

C’est du Bergson ce que vous me dites-là on dirait bien !
Ah bon ! Oui, je sais qu’il a écrit beaucoup sur la matière…

Oui, et puis sur le temps qui se dilate, et la vie pratique (les « occupations », ndlr) qui vous entrave (dans votre perception de vous-même, ndlr)…
Oui, bien sûr, particulièrement dans nos cultures, où on est tout le temps en avance, tout le temps comme ça avec une sorte de tension…Mais en même temps si on ne vivait pas ça, fondamentalement on serait mort ! On n’aurait pas de vie ! Manger, c’est chaque fois la première fois, quand on se met à table. Quand on écoute la musique, même quand on va bosser…(…) Evidemment si on est complètement réduit à la fonction, là on se perd, naturellement…Mais malgré tout ça on se perd ! Parce que notre nature est beaucoup plus … (il cherche un mot, ‘développée’ sans doute, qu’il ne dira pas…ndlr) …beaucoup plus… que ce qu’on ne sait finalement.

Est-ce que vous cherchez à créer quelque chose de particulier chez l’auditeur ?
Hum..Si je cherchais quelque chose, ce serait : donner une situation propice à l’écoute, tout simplement. A l’écoute comme une action en soi. Pas « écoutez-moi », ou « écoutez quelque chose ». Mais « écoutez ». Comme le geste premier. Parce que l’écoute n’est pas du tout quelque chose de naturel, contrairement à ce que beaucoup de gens pourraient croire. L’écoute est comme le regard, quelque chose de totalement culturel. C’est vraiment un geste. On voit et on entend finalement…ou plutôt on ne voit pas et on n’entend pas beaucoup de choses. Donc si j’avais une prétention en faisant ça, ça serait qu’on capte un peu cet état de disponibilité, pour écouter. Mais écouter quoi ? Soi-même finalement. En écoutant tout le reste.

Est-ce que vous intégrez l’espace aussi ? Les gouttes d’eau par exemple ?
Ah oui… J’espère bien ! Vous l’avez perçu ?

Je crois que je l’ai perçu, oui. Mais on est jamais sûr…
Oui. Et c’est ça qui est très intéressant, et c’est aussi une grande ouverture -pour nous occidentaux -de la musique au milieu des années 50’ : la musique ou le musicien ne devient plus le centre. Ce qui devient central c’est soi-même, l’auditeur qui est écoutant. Donc évidemment pourquoi on privilégierait la musique ou le saxophone plutôt que le camion qui passe ? Et les films de Godard sont merveilleux pour ça aussi : quelqu’un commence à parler et c’est le train qui finit la phrase. C’est la même chose.

Oui, et d’ailleurs on a discuté avec Pierre Berthet aujourd’hui…
Pierre Berthet est un immense poète !

Vous avez une démarche similaire, non ?
Je pense que fondamentalement, c’est sûr. On n’a pas les mêmes outils, et la même façon. Lui est très conceptuel. Lui est un poète philosophe. Lui conçoit à la Deleuze. Il conçoit la chose et il l’habite. Moi, je n’ai que le corps et le souffle. Je ne projette pas un concept. Bien sûr mon matériau, c’est moi qui le fabrique, c’est moi qui le travaille, c’est moi qui revient dessus. Mais je suis très différent.

Vous êtes plus minimal vous voulez dire ?
Peut-être plus limité. Dans les outils en tous cas. Et dans le non-concept. Mon concept ce serait…

Mais l’écoute, favoriser l’écoute, c’est déjà…(un concept, ndlr)
Absolument. Mais je pense que Pierre est fondamentalement là-dedans. Avec des outils sûrement plus philosophiques, sûrement plus conceptuels. Et des fois je…je manque de ça aussi. Parce que qu’est-ce que c’est mon travail ? C’est le vide. Et donc des fois je suis perdu dans ce vide… Quand je suis seul ou que je me promène dans la rue et qu’il n’y a pas d’idées c’est le vide. C’est dangereux…C’est dangereux.

Je voulais vous demander ce que vous aviez ressenti, mais cette question rejoint un peu le début de notre entretien. Comment qualifieriez-vous cette traversée que nous avons vécu ensemble, était-ce une traversée de la douleur ou ...ou quoi d’autre ? C’est comme un cri…
Je ne peux pas mettre de psychologie dessus. Mais sûrement que le matériau porte des affects. (…) En même temps est-ce que c’est du cri ? Peut-être ce sont de très vielles mémoires de l’animal… Et en même temps c’est la chose qui réveille, c’est la chose qui est hérissée, c’est des fréquences qui viennent secouer. Mais par opposition je suis dans des spectres complètement à l’opposé. Des choses très douces. C’est aussi tout le travail de laisser la porte ouverte à ça ; parce qu’il y a aussi beaucoup de barrières à ça. De retenues (..). Il y en a toujours, toujours un moment où on pourrait aller plus loin, on cède. On ne cède pas d’ailleurs, puisqu’on n’y va pas, à ce plus loin. Et je ne sais pas ce qu’il est d’ailleurs.

Mais peut-être ce plus loin c’est la folie, tout simplement…
Peut-être que cela n’a aucune existence d’ailleurs. Peut-être qu’on a bougé. Parce qu’on est en mouvement, c’est ça qui est très fort. Quand je parlais de ces fragments… Et bien ils sont tout le temps en mouvement, c’est tout le temps en mouvement, en voyage là-dedans…


(Photo Hyacinthe Lorriaux)

Interview par Ether
le 02/01/2007

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