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Battles

: Interview avec Battles



Apparus dans le petit monde de l'électronica et du post-rock par la grâce de trois EP (récemment réédités par Warp) qui ont chamboulé la donne, Battles s'est imposé immédiatement comme une formation majeure. Rencontre avec Ian Williams et Tyondai Braxton, musiciens enthousiastes s'il en est.

Mathias : Pouvez-vous nous en dire plus sur vos trajectoires respectives en tant que musiciens ?

Tyondai Braxton : Je jouais sans arrêt dans des groupes quand j'étais plus jeune, au lycée, mais depuis un moment j'ai surtout joué et écrit seul, donc mon parcours est assez court finalement ; j'ai surtout composé pour moi-même avant que l'on commence à jouer ensemble dans Battles. Ian jouait dans Don Caballero.

Jérôme O. : Ian, je trouve qu'il y a une différence notable entre ce que vous faisiez dans Don Caballero et ce que vous faites à présent pour Battles. C'est peut-être dû à l'ordinateur, au facteur laptop que vous apportez à votre musique ; il y a une sorte de changement, de tournant musical. Pourriez-vous nous dire ce qui l'a motivé ?

Ian Williams : Jouer dans Don Caballero était devenu ennuyeux… Qui voulait encore de cette musique ? Pas moi, en tous cas… L'ordinateur n'est venu qu'en tant qu'élément additionnel à quatre musiciens, on s'en sert d'abord pour jouer des phrases musicales. L'ordinateur n'est qu'un apport ponctuel, parce que nous ne jouons pas de pistes entières avec lui. On utilise le laptop comme un outil, comme une pédale d'effet évoluée.

Tyondai Braxton : On utilise des logiciels assez simples, pour les raccorder à des claviers. Le laptop fait office de machine évolutive.

Jérôme O. : Vous utilisez beaucoup de boucles.

Tyondai Braxton : Nous aimons et nous utilisons des boucles, mais elles ne dépendent pas de l'ordinateur, elles ne sont pas déterminées par l'usage d'un laptop. Nous utilisons des loops pedals, ce genre d'outils. Le concept de boucles est au coeur de notre musique, mais il ne nous intéresse que dans la mesure où on peut l'exploiter en live, pour créer une intensité, un danger. Produire des boucles hors de cette optique nous excite beaucoup moins.

Mathias : Comment faites-vous le lien entre les musiques radicales dont vous venez, des musiques majoritairement hardcore (John Stanier joue dans Helmet et Tomahawk, Ian Williams dans Don Caballero, Dave Konopka dans Lynx, ndlr.) et Battles, qui est projet aux vues et aux objectifs bien plus larges ? Vous faites constamment le lien entre un rock dur, âpre, parfois cérébral (math-rock, post-rock) et la musique électronique ? Comment faites-vous dialoguer ces musiques ?

Tyondai Braxton : Je pense que c'est une façon de simplifier notre musique. La force de ce groupe vient de ce que nous aimons tous différents types de musique, et le résultat de nos parcours respectifs et de cet amour de la musique sous des formes multiples, c'est Battles. Penser " Math-rock + post-rock + electronica = Battles ", c'est réduire notre musique à une formule à laquelle nous cherchons à échapper, vous voyez ? Mais vous n'êtes pas les seuls à l'avoir fait, c'est même pertinent, dans un sens, après ce qui a été écrit sur nous, mais je dirai, pour préciser, que ce raisonnement ampute ou entame la force du groupe. La clé de Battles, c'est que nous avons chacun un sens très fort de la musique et de son histoire.

Jérôme O. : Le set auquel j'ai assisté à la Fondation Cartier était vraiment puissant, il y a une énergie évidente dans votre musique, et en même temps on peut en sentir la complexité de manière immédiate. Comment combinez-vous cette puissance à cette complexité ?

Ian Williams : Je pense que c'est une des qualités que nous apprécions chez d'autres groupes. Pour prendre un exemple idiot, Stockhausen est très amusant, ce n'est pas juste difficile à écouter ou je ne sais quoi, donc on peut jouer quelque chose de séduisant et amusant et rester brillant. C'est la même chose pour la pop, pour moi la pop, ça consiste à mêler ces deux dimensions. La complexité est différente de la complication : on ne peut pas être compliqué et simple, mais on peut être complexe et simple. C'est ce que nous recherchons.

Tyondai Braxton : Eh bien, je dirai juste la même chose qu'en ce qui concerne la présence du laptop sur scène : la technique que nous utilisons semble toujours très complexe, et parfois les choses apparemment les plus complexes requièrent une approchent très basique, fondamentale. A mon avis, beaucoup de morceaux de Battles ont été créés à partir d'idées minimales, de petites phrases, de petites parties que nous avons étirées et développées pour les faire respirer, leur donner du souffle dans une direction live. Quand on joue de la guitare et du clavier en même temps, les gens disent " oh, quelle virtuosité ! ", d'un point de vue sonore, ça sonne très bien, mais dans le même temps, tout cela se réduit à jouer du clavier avec une main et de la guitare avec l'autre. C'est juste une autre pratique, une autre approche, une autre manière d'apprendre à faire quelque chose, ce n'est pas forcément une manière si over the top de jouer, techniquement parlant. Pour moi, ce groupe a une grande expérience du live de par nos parcours respectifs, donc nous avons un bagage technique important, nous sommes de bons musiciens, mais à mon avis notre force réside dans la simplicité plus que dans la technique.

Mathias : Ce qui frappe dans votre musique, c'est la manière dont vous jouez de la répétition des mêmes éléments. Elle fonctionne à partir de cette répétition, comme une machine sonique qui produirait du son à partir du son, qui développe sans cesse de nouvelles phrases musicales à partir des précédentes. La répétition produit de la différence, de la nouveauté, c'est un processus qui pourrait ne jamais trouver de fin : on s'en rend bien compte en live.

Ian Williams : J'ai ma petite idée sur la question. Dans tout ce que j'ai joué, dans tous les groupes auxquels j'ai participé, j'ai toujours eu le sentiment de faire de la pop. Sincèrement, peu de gens le pense, mais pour moi ça a toujours été très immédiat, de la pop.

Tyondai Braxton : C'est la même chose pour moi, en fait. Vous savez, en tant que musicien, vous pouvez être complètement emballé parce que vous faites ou jouez et penser que ça va faire danser tout le monde, mais vous n'en êtes jamais sûrs. Je veux dire, je connais peu de personnes qui font des disques sans être excités par ces disques et ce qu'ils font, il y en a même qui s'extasient et s'exclament (il mime) " putain mec, écoute cette came, je peux pas y croire !" (rires). La plupart sont plus modérés.

Jérôme O. : Mais votre musique est très remuante, elle parle au corps, elle cogne, et en même temps elle est beaucoup plus intelligente et recherchée, complexe que la musique du tout-venant.

Tyondai Braxton : Je pense que ce que j'aime avec ce groupe, c'est que nous n'avons pas peur de jeter à l'intérieur des morceaux nos influences, ou au contraire de les abandonner complètement ; et plus que jamais, nous n'avons pas peur d'utiliser tout ce que nous avons fait auparavant, le faire entrer dans une même production, un même emballage, et faire fonctionner le tout. C'est ce qui m'excite vraiment quand je fais de la musique.

Mathias : Que signifie le terme avant-garde pour vous ? Pensez-vous appartenir à une avant-garde, ou de pratiquer une musique d'avant-garde ?

Tyondai Braxton : On nous pose souvent cette question, et c'est un peu difficile pour nous d'y répondre parce que nous n'aimons pas trop ce terme, avant-garde. Comme le dit Ian, ça reste de la musique pop. Si j'étais fin politique, je dirais non, nous n'appartenons à aucune avant-garde, parce que cette revendication prétentieuse va entraîner des réactions négatives et laisser entendre que notre musique est inaccessible alors que ce n'est pas le cas et que ce n'est pas ce que l'on cherche. Le terme avant-garde reste surtout une manière de départager les publics, il n'a pas de vraie pertinence aujourd'hui, il faudrait le repenser. Si on réfléchit à ce qu'il signifie, on s'aperçoit qu'il signifie tout et n'importe quoi, il s'apparente à un critère, une norme ; il ne s'agit que d'une définition vague, générale. On peut être avant-garde et folk, avant-garde et électronique, c'est devenu une catégorie trop large. Nous cherchons à produire une musique stimulante, qui aille constamment de l'avant, une musique forte ; c'est cette intransigeance avec nous-mêmes qui amène à mon avis cette question sur l'avant-garde. Mais nous ne voulons pas que ce terme classe notre musique dans une catégorie dont elle ne veut pas, la catégorie " musiques bizarres ". Revendiquer un caractère avant-gardiste changerait le regard du public sur notre musique.

Jérôme O. : Vous revendiquez beaucoup cette force ou cette intransigeance du groupe, c'est pour cela que les t-shirts affichent " I have Battles in my life " ? Vous concevez votre musique comme une lutte, et une lutte pour quoi ?

Tyondai Braxton : Nous ne voulons pas être enregistrés (comme dans une boutique) dans une catégorie pop ou avant-garde, et dans un sens, on recherche une forme de lutte, de tension ou de mobilité pour se dégager de ces catégories. A la base, c'est juste une blague. Notre musique a l'air très sérieuse comme ça mais nous ne nous interdisons pas un peu d'humour et, justement, de fun. Le fun, c'est la scène. Je parle de musique sérieuse parce qu'elle est très neutre, émotionnellement, jouée de manière sèche et frontale. En quelque sorte, c'est au public d'en faire ce qu'il veut. Quand le public nous voit sur scène, il s'approprie la musique.

Ian Williams : C'est une idée qui me plaît.

Mathias : Diriez-vous que vous recherchez une nouvelle forme de musique ? Quand on découvre votre musique, c'est une des premières choses qui vient à l'esprit : " J'ai jamais entendu ça ".

Tyondai Braxton : C'est difficile et délicat de décider de produire quelque chose de neuf. Je ne sais pas dans quelle mesure nous pouvons décider de cela, j'ai souvent le sentiment que ça nous échappe. Ce qui est certain, c'est qu'il faut se garder une grande part d'excitation, cultiver son ouverture d'esprit aussi. Et puis auparavant, il te faut comprendre d'où tu viens, avoir une bonne connaissance de toi-même et de la musique, d'où tu viens, où tu cherches à aller. Plus tu es honnête, lucide dans ton approche de la musique, plus elle sera à toi, et plus les gens comprendront qu'elle t'appartient. Ca ne veut pas dire qu'il faut se couper des autres et avoir une totale confiance en soi et en sa propre spontanéité, au contraire : il s'agit de comprendre ce que la musique avant toi apporte à la tienne. Quand j'étais plus jeune je voulais vraiment trouver ma propre musique, comme tout le monde, c'est comme rechercher sa propre voix : et quand tu l'as trouvé, tu passes le reste de ta vie à essayer de t'en débarrasser, d'une certaine façon. C'est là que ça commence vraiment, la musique, quand tu recherches ce qui n'est pas d'abord toi. C'est pour cette raison que nous jouons en groupe et que ça nous excite tant. C'est de cette manière que tu restes frais, que tu trouves des choses nouvelles qui continuent de te stimuler.

Jérôme O. : D'où vient votre nom, Battles ?

Battles, ça désigne d'abord le son du groupe. C'est une sorte de collision, de conflagration, d'effondrement. Comme je le disais, on part d'idées très simples, et on les développe sous forme de dialogue, de call and response, une technique qui vient du jazz : un musicien joue une phrase en forme de question, auquel il - ou un autre - répond par une autre phrase (Tyondai Braxton est le fils d'Anthony Braxton, monstre du free-jazz). Nous tenons beaucoup à ce dialogue dans le groupe. Il s'agit presque d'une conversation, d'une joute sonique, les phrases vont et reviennent, elles se brisent les unes sur les autres. Au départ d'un morceau, jouer dans le groupe est un peu comme parler tous ensemble dans une pièce très bruyante, on ne se comprend pas, il faut que chacun déchiffre ce que jouent les autres membres, il y a des tensions. Nous jouons beaucoup avec ces oppositions à l'intérieur du groupe. Nous sommes tous arrivés avec des convictions fortes, avec une certaine manière de pratiquer la musique. Je veux dire, tous les membres ont un background musical de premier ordre, ils jouent en groupe depuis longtemps. Quand au bout d'un certain temps tu obtiens cette confiance en toi et en ta musique, tu gagnes en force. Plus tu as d'expérience, plus ta musique s'affine, plus tu as de confiance en toi, de sûreté de jeu et de jugement, et plus la musique devient puissante. La précision et la finesse marchent main dans la main avec la puissance. Nous sommes quatre musiciens à apporter des idées fortes, et nous obtenons cette force de dialogue entre nous.

Mathias : Battles, c'est un groupe de durs ?

Tyondai Braxton : Oui. Oui, c'est une musique rude. Un groupe fort et immédiat.

Mathias : Vous n'avez jamais eu de difficultés pour écrire ?

Tyondai Braxton : Si, bien sûr, nous nous battons entre nous pour imposer nos visions ou nos idées respectives, mais d'une certaine manière, nous le faisons surtout au moment même où nous jouons, et c'est ça qui est cool. Il n'y a pas toujours d'accord au moment de la composition, même si sur scène, nous jouons d'un même mouvement, tout est réglé. Nous bataillons entre nous, poliment ou non, mais ce n'est pas l'important, ce qui compte, c'est d'aboutir à ce que l'on recherche tous les quatre. Je tiens beaucoup à cette idée de recherche, même si elle est difficile, éprouvante. Il y a des obstacles mais ils sont les bienvenus. C'est ça qui est génial et qui fait l'identité du groupe.



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