Body/Head

1981-2011 : Trente ans de rock expérimental. Trente ans à délivrer le rock de l'emprise du rock'n roll, emprise renforcée par le punk. Depuis la séparation des deux membres fondateurs Kim Gordon et Thurston Moore, le groupe mythique Sonic Youth clôt le dernier chapitre de son histoire. Mais se contenter de parler de la fin de Sonic Youth, c'est oublier l'énergie inépuisable de ses membres qui n'ont jamais cessé de participer à de nouveaux projets, les inscrivant de plein pied dans le rock d'aujourd'hui. C'est évidemment le cas de la chanteuse Kim Gordon qui sort le premier album de Body/Head, son duo avec Bill Nace.

Après toute une série de concerts l'année dernière, Coming Apart concrétise donc le travail en commun de Kim Gordon et du guitariste Bill Nace, connu pour son exploration de la free noise et ses collaborations avec les deux têtes pensantes de Sonic Youth. L'expérimentation est bien au cœur de ce projet. Au confins de la musique, il s'agit ici de déplacer le dualisme cartésien âme/corps. Body/Head : musique corporelle et musique cérébrale. Corps et Esprit ne font qu'un, ne sont que deux facettes d'une même réalité. Le son noise est peut-être indépassable pour explorer ce mélange, cette fusion. Ces notes qui traversent le silence, ces notes qui se saturent inexorablement, cette voix d'outre-tombe, tout cela ne peut que transpercer nos sens. Mais c'est aussi une musique liturgique, une prière continue d'une heure. On croirait entendre la plainte des morts au jour du jugement dernier. Nous avons pêché par faiblesse musicale, en se laissant porter par les mélodies trop facilement mémorisables. Body/Head est une arme lancée contre l'idée de mélodie, un geste comparable à celui de Schönberg lors de l'aventure de la sérialité. Body/Head rédécouvre le post-rock par une autre torsion que des groupes comme Tortoise ou Mogwaï.

L'album se présente dans une grande hétérogénéité car, tout comme le son, le temps est aussi désarticulé. Dix titres, certains d'une minute, d'autres qui dépassent le quart d'heure. En fait, ces différences deviennent superficielles tant on a l'impression d'entendre une seule nappe sonore pendant une heure. Mais, cette nappe n'est pas qu'une morne répétition. L'auditeur est ici un novice, le duo va l'initier aux arcanes de sa musique. Abstract est la fois l'alpha et l'oméga de l'album. Oui, il en est le résumé. Commençant par une mélodie assez seventies, le son se détraque peu à peu. L'auditeur est pris au piège. Dans un morceau aussi court que saisissant, Kim Gordon peut déclamer sa prière dans Murderess. Le son peut alors peu à peu gagner en tension. Au milieu de l'album, le duo nous offre un Untitled aux derniers accents de douceur puis enchaîne avec les cinq derniers titres, des morceaux de plus en plus tendus, angoissés et longs. La voix de Kim Gordon s'efface, devient elle aussi matière sonore. Dès Everything Left, toute idée de mélodie, de son harmonieux disparaît. L'expérience va alors s'accentuer jusqu'à Frontal. Partant d'une mélodie minimale inlassablement répétée, le son reprendra son agonie pendant un quart d'heure, comme s'il voulait à lui seul achever le reste de l'album. Difficile d'accès, cette suite musicale laissera beaucoup d'auditeurs sur le bord du chemin. Mais ceux qui s'y risqueront seront sûrs de ne pas en sortir indemme.