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Sylvain Chauveau

: Kogetsudai



sortie : 2013
label : Brocoli
style : Musique Expérimentale

Tracklist :
01/ Tofukuji 02/ The Most Beautiful Music 03/ Dark Clouds 04/ Lenta la neve 05/ Demeure 06/ Kogetsudai

Déconstruire les chansons, dit-on. Oui. Mais pour quoi faire ? D'autant qu'on peut se demander si déconstruire aujourd'hui les chansons (encore ?, a-t-on envie de commenter), ce n'est pas un peu tard ; un peu trop tard. Il est vrai que nous — je veux dire : nous autres, les Français —, nous sommes en quelque sorte en retard sur nous-mêmes, et que nous avons donc seulement les modes que nous pouvons nous offrir. Ainsi, il y a quelques années, il avait fallu traduire le titre du film de Woody Allen, Deconstructing Harry par Harry dans tous ses états parce que, bien que ce soit un mot français que Jacques Derrida avait jugé utile de se réapproprier pour décrire un certain état de la philosophie de Heidegger, pour décrire son rapport à la métaphysique, eh bien personne (ou presque) ne savait ce que ce mot voulait dire. Aujourd'hui, ce retard est enfin rattrapé. Nous sommes enfin en phase avec nous-mêmes, tout le monde sait ce que "déconstruire" veut dire ; même les portes-parole du gouvernement ; même les chanteurs. Quelle époque.

Mais intéressons-nous aux chanteurs, et à Sylvain Chauveau en particulier. Je vais proposer rapidement deux descriptions de son disque, Kogetsudai — une description phénoménologique et une description conceptuelle — pour essayer d'interpréter ce disque en tirant une conclusion de la confrontation de ces deux descriptions ; descriptions qui me semblent également pertinentes.

Commençons par l'interprétation phénoménologique. De ce point de vue, Kogetsudai n'apporte que peu de satisfactions immédiates. Il s'agit d'un amas sonore entre la musique et le son, entre l'harmonie et le bruit blanc, dans lequel la voix en tant que parole (presque) chantée est prédominante. Le fond est souvent indéterminé ou, comme nous l'avons dit, principalement blanc. Quelques notes de piano émergent, lesquelles ne semblent pas justifiées par une quelconque structure du morceau, ni par la structure de l'album, ni même distribuées en fonction d'une certaine logique, mais leur apparition semble plutôt être le fruit d'un certain hasard. Des sons stridents, des sons sourds, des sons, toujours des sons. Oui, des sons, mais qui n'attirent pas l'attention sur eux, qui sont simplement là. De ce point de vue (à peu près) cagien — nous verrons en quoi, c'en est peut-être seulement une "too cheap imitation" plus loin — ou moins que satiesque —, la musique s'éloigne, s'absente, recule comme en-deçà de l'écoute. Nous cherchons un ordre que nous ne pouvons pas trouver. Et si nous parvenons (par impossible) à trouver cela "stimulant", c'est franchement far-fetched, comme disent les japonais.

Passons à présent à l'interprétation conceptuelle du disque. De ce point de vue, Kogetsudai remet en question un certain nombre de présupposés des chansons : la forme couplet / refrain, l'intensité avec laquelle une chanson doit se présenter, la différence entre les parties qui permet, à l'occasion, à un frisson de se faire ressentir à fleur de la peau de l'auditeur, etc. Ici, non, nul frisson. Tout s'enchaîne selon cette forme informe d'une musique qui est de la musique sans vouloir être de la musique. Il n'y a pas de rupture dans la continuité interne des pièces présentées, mais seulement une rupture avec ce que l'on suppose devoir être une chanson. Les chansons de Kogetsudai sont bien des chansons, mais elles sont tellement éloignées de ce que nous avons l'habitude d'entendre quand nous entendons des chansons que nous ne les reconnaissons pas comme telles. Nous devons changer de point de vue ; et cela implique une profonde reconfiguration des nos idées musicales à propos de la musique.

Nous avons donc affaire à un conflit manifeste dans la mesure où, selon la description phénoménologique, ce n'est pas un bon disque alors que, selon la description conceptuelle, c'est un bon disque. Je ne pense pas qu'on puisse résoudre cette contradiction en montrant qu'elle n'est qu'apparente (comme si, par exemple, le sens phénoménologique devait en fait être déterminé par le sens conceptuel, lequel serait la seule interprétation valide ou acceptable, puisqu'il donne un contenu à ce que nous ne faisons que percevoir sans le comprendre). Il faudrait donc choisir.

Mais je voudrais quand même poser une question : pouvons-nous tout simplement nous passer du sens phénoménologique ? Il y a un ensemble d'œuvres qui ont choisi une perspective conceptuelle pour mettre en évidence des tensions au sein de l'histoire de la musique et rompre avec certaines traditions. Ces œuvres ont donc un sens conceptuel fort. Mais quel jugement porter sur elles si nous nous apercevons que leur sens phénoménologique est inintéressant ? Certaines œuvres de John Cage sont ainsi clairement orientées contre la tradition musicale occidentale, la place démesurée qu'elle accorde au compositeur, l'importance délirante qu'elle donne à la signification et à l'émotion au détriment du son, etc. Ces œuvres ont un contenu conceptuel fort, mais elles échoueraient à le mettre en œuvre si elles n'étaient pas aussi intéressantes phénoménologiquement. Je pense notamment à la série des Imaginary Landscapes, ou à Music of Changes, ou bien encore Empty Words, des pièces, des performances, ou des événements, qui ont à la fois un sens phénoménologique et un sens conceptuel forts.

Il est intéressant de souligner que Chauveau a été influencé par l'esthétique zen (Kogetsudai est ainsi le nom d'une tour de sable dans un jardin zen de Kyoto figurant Fuji San). Toutefois, se placer sous le haut patronage de Saint John ou de Sensei Cage — comme on voudra — ne suffit pas pour convaincre (on le sait, John Cage a été fasciné par le jardin de pierre, Ryōan-ji, à Kyoto, dont il a fait une pièce musicale et une série de dessins). Loin s'en faut. En fait d'esthétique zen, on a plutôt affaire à quelque musique désincarnée, comme si l'on n'était pas parvenu à faire passer des idées dans le son. Mais peut-être est-ce le tort de Chauveau d'avoir voulu faire passer des idées dans la musique ? Ce que l'on devrait plutôt retenir de la démarche de Cage, c'est une attention incessante au son (et assez peu finalement aux significations). Il faut partir du son et y revenir — autant dire qu'il faut y rester. Au contraire, dès qu'on essaie de faire dire quelque chose au son, on devient mièvre (la musique comme expression d'émotions préexistantes) ou abscons (la musique comme porteuse d'une théorie en fonction de laquelle elle se déconstruit elle-même).

Le projet de Chauveau s'inscrit dans le cadre d'une trilogie dans laquelle Kogetsudai vient après Singular Forms (Sometimes Repeated), paru en 2010. Espérons qu'en 2016, avec le prochain volume, le compositeur / interprète se montrera plus convaincant.



Chroniqué par Jérôme Orsoni
le 15/10/2013

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