Memory Space est une pièce d’
Alvin Lucier datant de 1970, destinée à être jouée par un nombre non précisé de musiciens. L’instrumentation est également laissée à leur entière discrétion. La partition précise en revanche la marche à suivre pour l’interprétation de la pièce. C’est la moindre des choses pour une partition. Si la plupart des œuvres de
Lucier explorent généralement les propriétés physiques du son lui-même, dans des dispositifs quasi scientifiques, cette pièce se concentre par contre plutôt sur les intervenants eux-mêmes, et leurs capacités de réminiscence. Ils ont pour instruction de visiter un environnement extérieur et d’y enregistrer par tous les moyens possibles (écriture, enregistrement, dessin, ou simplement leur mémoire) toutes les situations sonores qui se présentent à eux. Ils doivent ensuite les reproduire, de retour dans la salle de concert, sans addition ni interprétation, et sans rien en soustraire, au moyen de leurs instruments et de leurs appareils mnémotechniques (memory devices).
On le voit, la pièce est ouverte, mais son cadre est très strict. Quand peut-on affirmer qu’un clarinettiste interprète un champ de blé, ou qu’un batteur retranche des sons d’une autoroute ? Les questions que pose l’œuvre sont excessivement nombreuses et chaque ensemble qui s’est risqué à « jouer le jeu » y a donné sa propre réponse, forcément subjective, et incomplète. Une des interrogations qu’elle aborde est celle du rapport entre la vision collective et la vision individuelle. Chaque instrumentiste a abordé l’espace choisi avec sa personnalité, sa compréhension, et le restitue de la même manière, comme un espace personnel imaginé. Cette nouvelle version a été réalisée à Amsterdam par l’ensemble
Maze, un ensemble de musiciens d’horizons différents, qui se rassemble autour d’un répertoire principalement hérité de la musique classique d’après-guerre. On trouve parmi eux
Anne La Berge (flute et électronique),
Dario Calderone (contrebasse),
Gareth Davis (clarinette basse),
Reinier van Houdt (claviers),
Wiek Hijmans (guitare électrique) et
Yannis Kyriakides (ordinateur et électronique).
La pièce est assez explicite lorsqu’elle fait intervenir l’enregistrement, le field-recording traité ou non, dans sa reconstitution d’une situation réelle, vécue, et de manière assez prévisible se révèle plus problématique lorsqu’il s’agit d’interprétation instrumentale de ces mêmes événements. Chacun des participants a dû s’interroger et se positionner sur son approche, sa démarche, sa perception de l’environnement, le filtrage qu’il lui applique, et sur le potentiel de son instrument à évoquer, à imiter, à reproduire, ses souvenirs sonores et émotionnels. Mais la difficulté ne s’arrête pas là puisque la pièce demande une exécution collective, et le groupe doit alors trouver une manière de présenter ses différentes perceptions, parfois contradictoires, parfois redondantes, de l’espace visité. On le voit, c’est un jeu qui demande une totale implication des musiciens, et remet en question leurs habitudes performatives de manière très productive, mais peut sembler quelquefois laisser le spectateur hors du coup. Exclu du processus, il doit, lui, faire un effort d’imagination et de traduction supplémentaire pour saisir au mieux l’interaction des musiciens entre eux, et le lien avec le thème imposé, à moins de traiter la composition comme une œuvre qui dépasse sa propre contrainte pour proposer un résultat musical autant que conceptuel.
Chroniqué par
Benoit Deuxant
le 14/07/2013
