Revenu de son fantasme berlinois (son projet dub
Lena aux côtés de
Moritz Von Oswald,
Rob Mazurek ou
Steve Argüelles, excusez du peu), c'est sous son propre nom que le Nantais
Mathias Delplanque continue de laisser libre court à sa créativité débordante en produisant une musique électro-acoustique artisanale et alambiquée pour des labels comme
Cronica ou sa propre structure
Bruit Clair. En 2013, c'est sur le précieux label français
Baskaru que
Mathias Delplanque pose ses bagages, avec sous le bras, son sixième album en solitaire,
Chutes. Pour sûr,
Mathias Delplanque et
Baskaru ont plus d'un chromosome en commun.
Vingt-quatre références au compteur en huit ans d'existence, et un catalogue qui fleure bon l'école buissonnière, les sentiers ombragés et l'abstraction la plus insulaire :
Baskaru est décidément une belle anomalie dans le paysage des musiques contemporaines. Un label à papa qui défie l’œuvre du temps et continue off the radar, de résister aux exigences les plus folles de l'époque, à l'image de ses publications très ponctuelles et toujours pertinentes.
Baskaru n'est pourtant pas en totale rupture avec son environnement musical comme le démontre son catalogue hybride et exigeant, qui met en lumière les œuvres de pionniers comme
Lawrence English,
Francisco Lopez,
Robin Rimbaud ou depuis peu
Stephan Mathieu mais aussi des artistes plus secrets tels
Lugano Fell,
@C,
Parrallel 41 ou
Frank Rothkamm ou des valeurs émergentes :
Emmenuel Mieville,
Laura Gibson & Ethan Rose ou encore
Gintas K. Bref tout un bestiaire de la musique d'aujourd'hui, qui ne connaît aucune frontière.
De son côté,
Delplanque n'est pas non plus à un paradoxe près : si sa discographie regorge de trésors insoupçonnés, l'électron libre nantais demeure depuis longtemps un mystère : un secret bien gardé à l'ombre de ses grands frères européens
Vladislav Delay et
Guiseppe Ielasi. Voilà aussi un musicien en mouvement perpétuel, retors à tout étiquetage et qui ne se satisfait jamais d'aucune évidence ; ses productions baladeuses, loin de rester enfermées dans le cadre rigide de la musique électro-acoustique, en éclatent allègrement les parois. L'ambient bricolée et improvisée du
Pavillon Témoin ou de
Parcelles 1-10 laissent par exemple entrevoir des paysages folk bariolés et rêveurs. De leur côté,
Ma Chambre Quand Je n'y Suis Pas et
Passeport livrent un field recording intimiste et toujours habité. On voit donc plus aisément ce qui rapproche l'artiste
Delplanque du label
Baskaru : la même trajectoire furtive et intègre, à contre-courant des schémas, des stratégies pré-conçues. Et c'est cette quasi-philosophie que l'on retrouve encore à l’œuvre dans ce rutilant sixième album.
C'est sur scène que
Mathias Delplanque a enregistré la matière première de
Chutes, sur une période s'étalant entre 2010 et 2012, pendant laquelle il a éprouvé sa musique au contact du live, dans une sorte d'ascèse faites de séances d'improvisation et de captations répétées. Et c'est au terme seulement de cette lente maturation, qu'il est enfin entré en studio pour assembler les fragments de ces enregistrements pour former le puzzle final de son nouvel album. Le résultat de cette excavation scénique de plus de deux ans, c'est un disque d'une cohérence, d'une densité inattendue, conglomérat d'instants révolus dans l'atemporalité du son.
Chutes pourrait être considéré à la fois comme la synthèse parfaite des différentes facettes de la musique de
Delpanque, et un véritable bon en avant dans son cheminement personnel. S'il se situe dans la droite lignée de son essai
Parcelles 1-10,
Chutes atteint un raffinement formel encore inégalé dans sa discographie.
Drones, instruments acoustiques (xylophone, guitare, percussion, objets) et bruits non-identifiés s'entrecroisent à l'état de scorie dans une tempête de miettes solaires. Tous les titres de
Chutes pourraient être considérés comme un seul et même bric-à-brac sonore foisonnant, se déliant dans des entrelacs infinis de tintements, de frottements, de bruits métalliques, ou de grésillements. Toutes sortes de sons inattendus, presque accidentels, tantôt farfelus, tantôt inquiétants, constamment reliés les uns les autres par une étrange force magnétique imperceptible et surpuissante.
Ainsi, la bizarre manufacture de
Mathias Delplanque accouche de créatures instables, à la fois semblables et dissemblables, calmes et mouvementées, fluides ou heurtées mais toujours fragmentées, émiettées comme des souvenirs. Pour cette raison, il est difficile de mettre des mots sur chacune d'elles. A peine pense-t-on pouvoir les saisir qu'elles s'écroulent sur elles-mêmes, deviennent nébuleuses puis, aussitôt se recréent, d'un mouvement à l'autre, sous une forme toujours différente mais familière, bref constamment insaisissable. C'est ce perpétuel état d'agitation du son, ce processus mutant que
Delplanque nous invite à embrasser, fasciné par ce jeu de création et de recréation presque autonome de la forme sonore.
C'est une fois plongé dans le chaos inaugural de
Chutes, livré aux caprices de son fonctionnement aléatoire et de sa croissance accidentelle, qu'on peut commencer à percevoir une sorte d'architecture subliminale derrière son désordre apparent. C'est ainsi qu'au fil des écoutes, des interstices s'ouvrent par lesquels des motifs prennent vie, et laissent s'épanouir une profonde harmonie. Pour cette raison,
Chutes est définitivement un album exigeant, et mouvementé. Mais c'est aussi un disque profondément ludique, et d'une grande poésie, en dehors du temps et de l'espace. A coup sûr, celui qui s'y laissera aspiré, n'aura qu'une seule envie: y retourner.