"Le talent n'attend pas le nombre des années". En effet, à l'époque où paraît
The Bells, le premier album de
Nils Frahm, on est autant saisi par la jeunesse et l'ingénuité du pianiste que par la rigueur formelle et la pertinence de son jeu Romantique (avec un grand R). Mais le talent est parfois loin d'être suffisant. La preuve, c'est que si
Peter Broderick (himself) n'avait pas poussé son camarade allemand à franchir le pas du premier album, qui sait ce qu'il en serait advenu ? Mais avec la chance et le talent conjugué, rien d'étonnant à ce que
Nils Frahm ait connu ces deux dernières années une trajectoire ascendante. En effet, après le succès de
The Bells, des albums comme
Wintermusic ou
7fingers ont continué discrètement à installer le pianiste allemand dans le paysage de la musique classique moderne actuel.
L'air de rien, le voilà aujourd'hui logé à l'enseigne
Erased Tapes, au côté de
Broderick, les très à la mode
A Winged Victory For The Sullen ou
Ólafur Arnalds. C'est là qu'il publie son dernier album,
Felt.
Felt a été enregistré tard dans la nuit, dans la solitude et le recueillement. C'est ce qui a amené le pianiste à trouver des subterfuges pour assourdir le son de son instrument, afin de pouvoir jouer dans son appartement à des heures extrêmement tardives. L'un d'eux a consisté à coller des morceaux de tissus en feutre (
Felt en anglais) sous les marteaux afin d'atténuer le bruit de leur frappe sur les cordes. Or, quand
Frahm se mit à jouer pour la première fois de son piano curieusement "préparé", il tomba irrémédiablement amoureux de ses nouvelles sonorités. Très vite, ce qui ne devait rester qu'un subterfuge se changea en quasi concept.
Ce nouvel album est donc le fruit d’un heureux accident mais qui aurait pu tout aussi bien accoucher d’une œuvre mort-née. Fort heureusement,
Nils Frahm a su tirer toute la substance poétique de son procédé et le mettre tout entier au service de sa musique. Par exemple, en plaçant des micros à l'intérieur de son instrument et en optant pour une captation lo-fi, il a réussi à reproduire sur disque la sensation qu’il a éprouvé à jouer de son piano assourdi en plein milieu de la nuit, dans la solitude de son appartement. De cette façon, le moindre son ambiant semble envahir chaque minute du disque et même la présence du musicien derrière le clavier, ses tâtonnements, ses respirations, deviennent étrangement palpables. On a la sensation de rentrer chez lui par effraction.
Toutes les compositions de
Felt s'emploient à dévoiler la magie inexplicable du piano atténué, en jouant sur son aspect tactile absolument singulier, sa chaleur et sa couleur surréelle.
Nils Frahm ne s'est donc pas réfugié derrière son concept. Même si
Felt n'est pas une révolution par rapport à
The Bells, l'Allemand a soigné ses nouvelles compositions en essayant de donner plus de contraste, plus de relief à son jeu sans se déprendre de son romantisme coutumier. Finalement, il opère sur
Felt un glissement subtil vers des atmosphères urbaines et nocturnes mais toujours aussi introspectives et abstraites en substance.
Autre changement :
Nils Frahm a fait appel cette fois à un panel élargi d’influences. On pense à
Arvo Pärt,
Steve Reich,
Yann Tiersen ou
Eluvium. Pourtant, toutes ces références que l'on retrouve dans
Felt ne noient jamais le propos de l'Allemand, mais lui permettent de nourrir ses propres idées musicales, de leur donner une dimension supplémentaire.
Par exemple, le jeu rythmique et répétitif de
Keep, souligné par la présence d’un vibraphone et de marimbas, convoque la pièce Reichienne par excellence,
Music For 18 Musicians. Quand à mi-parcours, des basses et la nappe d'un synthé font irruption, on découvre soudain des accointances avec l’ambient fulgurante de
Tim Hecker, ce qui était plutôt inattendu. A l’exact opposé de ce titre très efficace,
Nils Frahm peut jouer de la résonance de son piano pour dessiner des climats en suspension, ou encore de la friture en provenance des micros pour nimber ses compositions d'un filet de brume (on pense alors au
Copia d'
Eluvium). Tout ça, quand il ne retourne pas au jeu mélancolique qui a fait le succès de
The Bells avec des pièces "à la
Arvo Pärt", telles qu'
Unter ou
Kind. Évidemment, certaines pièces comme
Keep attirent plus particulièrement l'attention par leur efficacité. C'est le cas de
More, qui réussit le prodige de faire la synthèse parfaite de toutes les influences citées ci-dessus...En trois mouvements mémorables. Malgré cela,
Keep,
More et toutes les autres sonnent définitivement comme les œuvres de
Nils Frahm et viennent l'air de rien enrichir son univers sonore de nouvelles trouvailles.
Nils Frahm semble donc trouver dans la nuit le moment propice pour improviser et composer. Déjà à l’époque de
The Bells, le pianiste allemand avait tenu à ce que les enregistrements se déroulent tard dans la nuit, à l’intérieur d’une église berlinoise. Plongé cette fois dans la pénombre de son appartement, et alors que tout autour, les figures pachydermiques du genre modern classical, de
Deaf Center à
Ben Frost, brûlent leurs amers désillusions au feu d'une grandiloquence toute nihiliste,
Nils Frahm poursuit son chemin, dévoilant au piano une musique très mélancolique et malgré cela définitivement enthousiaste. C'est ce qu'on retient de
Felt, qui s'il n'est pas révolutionnaire pour un sou, possède un réel pouvoir de séduction.
En lien avec cette chronique, le portrait de
Nils Frahm est disponible sur le blogg...