Soulful Fruit, album séminal sorti en 1997 sur
Stones Throw, un peu la pierre fondatrice du turntablism avec les albums de
DJ Q-Bert,
D Styles et
Mixmaster Mike, ressort ces jours-ci sur
Fat Beats Records. On y retrouve toute le crew des
X-Ecutionners (
Roc Raida,
Mista Sinista et
Diamond Jay) pour un disque qui posait en quelque sorte les bases du son
Stones Throw : des collages sonores et stylistiques hétérogènes, essentiellement marqués par la soul et le funk, une touche jazz easy-listening récupérée ensuite par une pléthore de DJ et de MC, beaucoup d’électricité, guitares wah-wah et Fender Rhodes.
Aujourd’hui, même si le fruit n’a rien perdu de sa « haute teneur en soul » (
Itcht Vibes and Drums), même si l’on reconnaîtra toujours à
Rob Swift le mérite d’avoir tiré le turntablism du cercle fermé et un peu vain des battles de DJ pour le tirer vers une pratique musicale à part entière, on l’écoutera peut-être surtout comme un témoignage d’une époque où le son était au croisement organique de sonorités étrangères les unes aux autres, au recyclage tous azimuts, au crate-digging, aux petits studios analogiques enfumés : toute cette mythologie west-coast et cool (presque au même sens que l’esprit cool du jazz des années 50) qu’on doit à
Madlib de perpétuer tout en la subvertissant. Pour un manifeste du DJing, (
Scratch is a Musical Note) comme une démonstration imparable du raffinement musical auquel on peut accéder à partir de la musique des autres, dans une configuration live (
Turntable Xperience) : d’ou peut-être l’intervention ironique de ce long monologue à l’ouverture du disque,
Define Music : «
Music is a harmonic or melodic combination of sound. » Tout l’effort et la réussite de
Soulful Fruit tient justement à cette précision des combinaisons harmoniques et mélodiques à laquelle il parvient en tant que DJ et qui n’autorise plus qu’une seule conclusion : «
dee-jaying is music. »
On s’étonne donc un peu, en 2006, de voir qu’une approche si partisane et militante du DJing soit si feutrée et élégante (
Cutting with Class et ses cuivres piqués à
James Brown) : il y a bien la bombe virtuose
Rob Swift vs Rahzel pour insuffler un regain d’énergie au tout mais
Rob Swift n’a pas ici l’ambition d’un ambianceur ou d’un party-sweater, au contraire de ce qu’il fait avec
X-Ecutionners, une musique gonflée pour le club, pleine de grooves et de breaks, dans un esprit résolument dance-floor.
Soulful Fruit, c’est l’album des
after, avec toute sa sensualité molletonnée : quelque chose de souple et de relâché (
Relax Mode), volontiers détaché, en roue libre (
Let the drummer get stone). Cet album risque de laisser d’abord sceptiques ceux qui voient l’avenir du turntablism et du hip-hop dans le mash-up et la production digitale :
Rob Swift ne retourne pas le dance-floor avec ses deux mains, ne fait pas lever les bras en l’air, ne transforme pas le club en lieu d’oubli des corps : il arrive après le club. Et du coup, cet album, s’il a inventé pratiquement le turntablism, n’aidera pas à le redéfinir : pour l’apprécier au regard des tendances actuelles, replacez-le dans le contexte qu’il invente et ses suites, huit années de DJing sur des modes variés, de
DJ Shadow à
Diplo. Restent ses vibrations et ses grooves souterrains et terriens, enracinés, envoûtants et délectables.
Chroniqué par
Mathias
le 30/03/2006