Luke Barlow, pianiste et figure protéiforme du free jazz, autant versé dans l'expérimentation acoustique que dans les territoires plus rock signe son premier album en compagnie de
Santiago Horro à la contrebasse,
Alex Ward à la clarinette et à la guitare et
Oli Bird a la batterie. Un trio augmenté d'une guitariste-clarinettiste et qui fonctionne, tantôt selon une formule trio, tantôt selon une formule quartet.
Luke Barlow fait en effet le pont entre sa pratique jazz et une mqusique plus hybride, plus mutante, gonflée par les apports de la guitare d'
Alex Ward. A la manière de
Tim Berne sur
The Shell Game ou son
Live avec
Science Friction : du jazz free, dont la texture mouvante et irrégulière, parfois informelle, est régulièrement trouée, déchirée, lacérée par les lames éléctriques du guitariste. Pour le
Luke Barlow Band, la déchirure du tissu compte autant que le tissu : jazz en haillons dont les tapisseries ne tiennent pas longtemps face à ce qui les assaille.
Ainsi de
Mud Flat Mambo, qui s'ouvre sur des gimmicks rythmiques répétitifs développés par un quartet de géomètres groovy et qui évoque l'épure rythmique à laquelle parvient
Thelonious Monk sur
Monk's Dream ou qui rappelle, de manière plus lointaine mais également revendiquée par Barlow, les fugues de
Bach. Rythme de mambo, plat et boueux, déconstruit et dilacéré par l'improvisation, le jeu du quartet n'a de cesse de détourner les traditions, dans un exercice qui tient moins de la réinterprétation que de la défiguration : inventer et établir les conditions d'apparitions, d'émergence de la tradition au sein du jeu du quartet pour ensuite la défigurer. S'inscrire dans un genre, un lieu commun du jazz (le reprise du célèbre
Fast Eddy) pour inventer un autre lieu, une autre forme : le jazz du
Luke Barlow Band est fondamentalement dystopique dans sa volonté d'inventer des lieux entre les lieux, des formes à l'intérieur des genres ou des systèmes nouveaux à l'intérieur d'autres systèmes, pour reprendre une expression chère à
Matthew Shipp. De sorte que le morceau de clôture ne doit plus rien à ces territoires connus du jazz, et le manifeste à la fois dans son titre et son développement :
D BREAK CONT – Repeats, chose informelle, qui a abandonné les pulsations-repères de
Mud Flat Mambo au profit d'un autre langage, quadriphonique et dialogique, organisant un échange permanent entre entre jazz, rock et bruitisme. A ce point du disque, les références revendiquées de
Barlow, au nombre desquelles
John Zorn,
Derek Bailey ou
Stravinsky, sont laissées en arrière : ce lâcher de lest fonctionne comme un tremplin et du poids des autres,
Barlow tire sa propre élévation. Ce nomadisme d'un lieu musical à un autre, cette soif de passage, de transgression, fait de la musique de
Luke Barlow quelque chose de tout à fait stimulant et dynamique : un jazz à la fois physique et intellectuel, ouvert à l'altérité et aux impuretés de toute sorte. Recommandé.
Chroniqué par
Mathias
le 26/12/2005