La théorie des dominos n'a eu aucun effet sur la chute des murs. Renonçant à attendre calmement le tour de Chypre,
Yannis Kyriakides pose le problème autrement, sans chercher de solution. En composant
The Buffer Zone, il tisse une pièce électro-acoustique à partir d'enregistrements sonores réalisés à la frontière interne de l'île, et affine son propos d'extraits rapportés d'interviews véritables de soldats des Nations Unies en assurant la sûreté.
Sur papier, le projet aura vite fait de paraître austère. Pourtant, le jeu de
Tido Visser, récitant les états d'âme du soldat planté là, rassure d'emblée l'auditeur. Une histoire de plus à écouter, ou un témoignage à retenir, au choix. Celui de
Kyriakides, qui sait qu'il n'a rien à gagner à imposer quoi que ce soit. De programmations électroniques et inserts naturels aux interventions répétitives d'un piano, des nappes vibrantes d'un violoncelle d'outre-tombe aux larsens parasites, l'ensemble s'imbrique à merveille.
Rappelant, sur la forme, la musique minimaliste américaine ou la cold avant-gardiste du
Gruppe Between lorsqu'il rendit hommage à Herman Hesse, inutile d'en dire plus pour souligner l'inquiétant caractère du parcours balisé : secteurs interdits et sous surveillances, morceaux de villes abandonnées à l'effroi. Là, passer au travers des aigus de violoncelle grouillant parmi les tensions humaines, repérer les élans baroques de voix additionnelles échappant à la lumière pour se multiplier, ou fuir devant les éléments sonores sortis d'un matériel militaire égaré en zone quadrillée.
Installé à bord d'une autre Nef des fous, suffisait-il de rêver du calme glacial de paysages flamands ? A l'endroit de sa cicatrice, Chypre ne permet pas de repos à celui ou celle qui aurait dans l'idée de voir un jour les passions - tangibles seulement sur place - retomber. Restent les résolutions de l'ONU, dont deux voix répètent à l'envi certains passages pour mieux en révéler l'absurdité, et la fatigue que l'on peut éprouver face aux étrangers en faction, sûrs de l'importance de défendre coûte que coûte les supercheries vaines.
Kyriakides, parti à la recherche des présences envolées, aura plaidé en musique pour une stabilité différente, concrète et naturelle. L'Europe, pour son pays, encore en pourparlers, reste le message de
The Buffer Zone, tout à la fois chronique élégante d'une politique évanouie et composition enthousiasmante.
Chroniqué par
Grisli
le 03/09/2005