[Avertissement : la longueur de ce papier n'a d'autre cause que l'importance de la somme réalisée par le quintet d'Alexander von Schlippenbach. Par ailleurs, il m'a fallu, autant qu'il était possible, faire courir cette chronique sur la longueur étirée de la liste des titres contenus dans les 3 CDs que réunit Monk's Casino. Toute réclamation à : grisli] Très peu de façons de servir le jazz auront été aussi personnelles que celle de
Thelonious Monk. Rien de moins qu'un style inimitable mis au service de compositions novatrices suffira à envoûter les musiciens les plus pointus de la seconde partie du XXe siècle. Aujourd'hui encore, le charme persiste, et c'est au tour d'
Alexander von Schlippenbach d'explorer le songbook du maître. Refusant de réfléchir à des probabilités de découpes partiales, le pianiste décide d'enregistrer en quintet l'intégralité des compositions de
Monk. La démarche est inédite, et il ne faudra pas moins de quatre soirs de concerts pour en venir à bout. Un seul principe : ne pas pratiquer
Monk comme on entretient les langues mortes, mais lui insuffler l'inédit d'arrangements originaux. "Avez-vous déjà vu des partitions sur mon piano ?" répondait, un jour de 1963,
Thelonious Monk au journaliste François Postif qui l'interrogeait sur son rapport à l'improvisation.
L'improvisation,
Schlippenbach la connaît pour l'avoir pratiquée souvent. Mais, cette fois, il lui défendra de mener la danse. Les partitions ont été consultées - au moyen de quelques efforts lorsqu'il a fallu mettre la main sur les moins diffusées d'entre elles -, au quintet, maintenant, de les respecter. Devant le public du A-Trane de Berlin,
Schlippenbach et ses hommes investissent subtilement le répertoire choisi. Respectueux, ils font alterner des versions plus ou moins éloignées des originales. Si les secondes (
Misterioso,
Ask Me Now,
Bolivar Blues) se permettent parfois quelques références décalées (la clarinette basse de
Rudi Mahall rappelant certaines inspirations d'
Eric Dolphy sur
Boo Boo's Birthday), les premières se font réceptacles de toutes les audaces.
D'abord celle d'accélérer le rythme de certains standards. Derrière la batterie,
Uli Jennessen mène la transformation de
Thelonious ou
In Walk Bud en hard bops opportunistes, ou celle de
Consecutive Second's en bogaloo compact et rêche. Toujours impeccable dans sa façon de rendre nerveuses les interprétations, il peut aussi oser quelques influences latines délicates (
Bemsha Swing,
Shuffle Boll) ou servir une instabilité formelle de rigueur (
Monk's dream). De l'audace, surtout, dans l'arrangement que l'on réserve aux thèmes. Parfois cités et réunis sous forme de condensés intelligents, ils subissent tous les affronts. L'
Intro Bemsha Swing devient précis de conduction d'air dans un corps de clarinette, tandis qu'on découpe
Evidence à la hache. Les incartades free, elles, se bousculent :
Think Of One interroge les possibilités de chaque instrument, l'alambiqué
Monk's Dream oppose la trompette d'
Axel Dörner et ses suaves effets de sourdine aux implorations agressives de
Rudi Mahall, qui, ailleurs, mettra en place de manière anguleuse un
Straight No Chaser brillant.
Après ce genre de déconstructions en règle, il arrive à
Schlippenbach de rêver d'épures. Servi par des duos sophistiqués - fuites élégantes cuivre et bois juste soulignées, mais de quelle manière, par l'archet du contrebassiste
Jan Roder (
Crepuscule With Nellie) -, ou par des solos réfléchis - la trompette de
Dörner rappelant les efforts compressés du
Steve Lacy de
Materioso (
Eronel), ou l'intervention sur piano jouet de l'invité
Aki Takase (
A Merrier Christmas) -, un jazz minimaliste s'insinue, à l'élégance sobre, inquiétante parfois (le goût de funérailles d'un
Japanese Folk Song des limbes). Quand d'autres composent des ruines qui n'ont pas à subir l'épreuve du temps pour être considérées comme telles, le quintet de
Schlippenbach, lui, choisit de s'intéresser à des chef-d’œuvres d'architecture. Il en aménage seulement quelques endroits pour plus de commodité, sans jamais en revoir la moindre fondation. Hommage appuyé autant que l'était le Be bop de
Monk,
Monk's Casino est un édifice somptueux, dont les pierres comme les interprètes sont de taille.
Chroniqué par
Grisli
le 08/03/2005