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: Rrose - Techno monstre



Issu de l'ère Sandwell District, Rrose est devenu en une poignée de maxis l'un des producteurs de techno les plus passionnants du moment mais aussi l'un des plus mystérieux

Issu de l'ère Sandwell District, Rrose est devenu en une poignée de maxis l'un des producteurs de techno les plus passionnants du moment mais aussi l'un des plus mystérieux. A l'occasion de la sortie en mai dernier de son dernier EP Eating The Other, nous nous sommes penchés sur ce phénomène, producteur d'une techno monstre.


PROLOGUE : where next?

Dans un communiqué publié début 2012 sur son tumblr Wherenext, Sandwell District annonçait cesser toutes ses « transmissions audio » et liquider définitivement ses derniers stocks de vinyles. Même si deux ans après, le collectif britannique ne semble pas avoir renoncé à ses performances live stellaires et cathartiques, on n'avait pas pu s'empêcher de penser que l'arrêt de sa production discographique sonnait comme la fin d'un voyage galactique ou le démantèlement d'une mission spatiale. Et rien à l'époque, dans ce fameux communiqué de fin du monde, pour dissuader les légions d'amateurs de deep-techno de céder à la panique sinon quelques formules laconiques (« Stasis is death. See you on the other side. ») qui n'interdisaient pas de se jeter du toit du Berghain.
Fondé à l'orée du troisième millénaire par les britanniques Regis (Karl O'Connor) et Function (David Summer), la marque Sandwell District perpétuait un certain classicisme techno, résolument D.I.Y. et ancré dans l'avant-garde. Un esprit qu'elle avait hérité de la maison mère Downwards, sorte de Basic Channel anglais en mode cryptique, co-fondée dans les années 90 par le même Regis et Pete Sutton a.k.a. Female. Cet esprit à la fois respectueux de la tradition et profondément dissident traversait de long en large la compilation Feed-Forward (2011), véritable manifeste offert par le collectif à l'outer-space techno du XXIe siècle. Les sonorités chères au label, celles de Regis, Female, Function et Silent Servant, y traçaient un arc tendu entre la noirceur romantique héritée des grands clubs berlinois, l'ascétisme galactique des pionniers de la Motor City, et un nihilisme prolétarien issu de l'ère post-punk, dont Daniel Miller, le patron de Mute records, apparaît rétrospectivement comme l'éminence grise. En presque dix ans d’activité, Sandwell District a en fait réussi cet exploit d’imposer depuis l’ombre, à grand coup de vrai-fausse clandestinité et de tirages ultra-limités, les tendances les plus subversives du moment en matière de techno « deep ».


MERCHANT OF SALT / PRIMARY EVIDENCE : le fantôme dans la machine

Rrose n'a rejoint que très tardivement le consortium britannique. De ce producteur (anglais? américain?) grimé en femme capiteuse, en hommage au personnage de Rrose Sélavy créé par Marcel Duchamp en 1920, on ne sait en fait pas grand chose. Dire qu'il revendique l'anonymat le plus total et qu'il aime travailler au corps une musique dangereusement fonctionnelle devrait suffire à afficher son allégeance à la marque anglaise. La discographie de Rrose consiste essentiellement en une poignée de maxis tous plus extrémistes et ténébreux qu'un discours de Ron Hubbard. Les séminaux Merchant Of Salt et Primary Evidence, tous deux parus sur Sandwell District en 2011, font déjà état de l'idéologie ultra-rigoriste à travers laquelle Rrose conçoit une musique au sound design surhumain. Chacun de ses titres est animé par un soucis maniaque de la fonctionnalité pure de la musique techno et une authentique fascination pour ses pouvoirs psycho-actifs. Il s'agit de concevoir un titre non plus comme une simple composition prétexte à maestria, mais comme un processus fantôme qui n'a d'objet que lui-même et sa propre mutation au cœur de la machine. La musique de Rrose possède néanmoins quelque chose de sauvage, de tactile qui vient toujours subvertir cette ligne dure. Ambivalence que le producteur avait résumé à la perfection dans un court entretient accordé à Resident Advisor en 2012: « space and feel are all important, as well as maintaining a tension between wildness and restraint » (« l'espace et la sensation sont de la première importance, tout comme le maintien d'une tension entre sauvagerie et restriction »).


MOTORMOUTH VARIATIONS : nostalgie de l'organique

Cette philosophie, que ne renieraient évidemment pas ses comparses de Sandwell District, Regis en tête, est condensée dans son unique LP, Motormouth Variations, partagé avec Bob Ostertag - derrière ses claviers analogiques et poussiéreux, l'un des grands vétérans de la musique improvisée américaine. Sur Motormouth Variations, Rrose reconfigurait entièrement les improvisations d'Ostertag sur son synthétiseur modulaire Buchla 200E (une antiquité !) en longues dérives psycho-sensorielles éclaboussées de ténèbres. On appréciait dès lors la manière dont Rrose laissait les bidouillages rétro-futuristes de l'américain parasiter sa propre musique et en éclater le cadre rigide. Les expériences atemporelles de Motormouth Variations dévoilaient quelque chose de virale, comme si l'album lui-même était le foyer d'une contamination qui, après une période d'incubation, pourrait s'étendre à toutes les productions de Rrose.


EAUX : where next? (bis repetita)


Quand en 2012 Rrose lança Eaux, sa propre structure, une étape décisive vers la ramification de la marque Sandwell District fut franchit. La première référence du label fut d'ailleurs un inédit de Bob Ostertag intitulé The Surgeon General et remontant à l'année 1977. Ce trip synthétique sur fond de rumeurs ferroviaires d'un autre âge, était amplement déconstruit et reconfiguré par Rrose sur deux titres qui composaient la Face B du vinyle. La première, No Child Left Behind, aurait pu apparaître sur Motormouth Variations avec sa techno écartelée entre pointillisme et décadrage quand la seconde et la plus surprenante, Her Insides Laid Bare, avec ses longues plages ambient parcourues de bleep surannés et d'arpegiators bizarroïdes, paraissait tout droit sortie des expérimentations du BBC Radiophonic Workshop.

PRERETINAL : le templs replié

Avec Preretinal, son premier maxi paru sur Eaux en 2013, Rrose semblait de prime abord revenir à une formule beaucoup plus musculaire et autistique en substance. 23 Lashes, avec ses strates rythmiques complexes et ses nappes motorisées à exploser le crâne du nerd le plus pyscho-rigide de la galaxie, témoignait d'un rigorisme technologique confinant au monumental. Cette première face s'avérait aussi chiadée qu'une pièce de musique électro-acoustique, mais aussi terriblement intuitive. 23 Lashes convoquait en fait tous les fondamentaux du style Sandwell District et offrait à son créateur l'opportunité d'asséner une nouvelle leçon de sévérité électronique. D'une face à l'autre, Prism Guard renversait complètement la logique et brouillait une nouvelle fois les pistes en dessinant des lignes de fuite éloignées des sentiers balisés. Cette seconde proposition, d'une plus grande amplitude, semblait avoir un pied dans les excursions organiques et futuristes du BBC Radiophonic Workshop et un autre dans une techno pionnière et granuleuse, proche de l'ambient moléculaire des années 90. Malgré cette sorte de nostalgie des origines que la techno est parfois si prompte à distribuer, Prism Guard continuait de distiller un nihilisme poisseux propre notre post-modernité. C'est comme si le temps de la techno avait été replié sur lui-même, distordant complètement les frontières communément admises entre le passé et le futur.

EATING THE OTHER : techno monstre

En 2013, en apposant sa marque sur le seizième épisode de la série Monad du label teuton Stroboscopic Artefact, Rrose arquait de moins en moins sa musique autours de l'idée de collusion temporelle. Au contraire, après avoir fait du temps un motif de cristallisation, avec comme foyer de contamination les Motormouth Variations, le producteur s'employait désormais à déplacer la force centripète de sa techno vers l'expérience extrême de la dynamique du son. La pression physique que celui-ci exerce sur ses compositions se substituant comme point focal à la dislocation du temps, sa musique est laissée libre de se livrer intégralement au défi d'une tension musculaire maximale. Après avoir accoucher d'une techno passe-muraille et virtuose, Rrose met au monde une musique monstre, cannibale, parce que dévoratrice de sa propre énergie. Eating The Other est ce prototype d'une techno neuve toute entière tournée vers l'exercice de la cruauté. Le titre Pentagons introduit le mieux à cette force implacable à laquelle l'auditeur est désormais soumis comme un supplicié sur l'autel. Si l'on peut encore parler de temps (et non plus de temporel) ce n'est plus que comme absence de duration, c'est à dire comme un compte à rebours. Un compte à rebours qui, loin de se diriger vers sa fin, ne cesserait en s'en approchant de ramasser la réalité sur elle-même, de la compresser ad vitam eternam comme une boule d'énergie de plus en plus concentrée (Ammonia). La cruauté c'est aussi celle qui culmine dans un minimalisme totale, en faisant se plier la techno à une fibrillation chaotique et à un rachitisme toujours plus fonctionnelle (Mirror). La discographie de Rrose est elle-même devenue ce compte à rebours paradoxal qui compresse et épuise sans fin les forces vitales de la réalité.

EPILOGUE : techno continnum

En se plongeant dans Eating The Other comme dans une autre dimension, on se dit que la techno, quand elle tombe ainsi entre des mains expertes, se révèle un objet de pure contemplation, un art d'esthète qui n'en finit pas d'épuiser les ressources de l'imagination. En décontextualisant de cette manière la techno, c'est à dire en la subtilisant à l'effet du temps et de l'espace, Rrose semble paradoxalement rejouer un geste fondateur qui télétransporte directement à la genèse du genre. L'heure est peut-être venue d'une « révolution réactionnaire ». Comme si, pour se libérer du poids des années Sandwell District, il fallait chercher la source d'une nouvelle radicalité dans une hypothétique année 0 du mouvement. C'est le sens des allers-retours permanent de Rrose entre la tradition et la modernité la plus extrême, aller-retours qui finissent par abolir définitivement les repères spatio-temporel à l'intérieur de sa propre musique, notamment avec Monad XVI et Eating The Other comme points de bascule. Cette mutation était déjà en gestation dans Motormouth Variations. On se dit que certaines des productions de Eaux pourraient contenir la matrice de la techno du siècle à venir. C'est sans compter que Rrose, entité post-humaine au don d'ubiquité, n'appartient définitivement pas au même univers que le nôtre mais bien à une mythologie extraterrestre, à un continuum infini de la techno.



par Mickael B.
le 15/10/2014

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