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Littérature

: Livre : Eric Dolphy




Un livre sur Eric Dolphy. Oui, mais pourquoi faire ? Combler un vide dans l’édition française (Eric Dolphy est la première monographie consacrée en français au musicien) ? Oui. Mais encore ? La musique n’étant pas facile d’accès et le musicien guère connu, qui, en dehors du cercle plus ou moins restreint des connaisseurs, est susceptible d’être pris ? Pour celui qui ne connaît au mieux que Out to lunch et telle collaboration avec John Coltrane, pourquoi lire ce livre ?





Le récit d’une vie, la force du destin de celui qui meurt trop jeune. C’est possible.





Composé de chapitres courts et richement illustré, Eric Dolphy trace le portrait d’un musicien qu’auront porté l’envie constante de multiplier les expériences et le doute. Un musicien qui aura su aussi révéler chez les autres ce qui était caché à eux-mêmes.





D’abord, une singularité qui se manifeste dans son amour précoce pour les « notes suspectes » (p. 15) et sa manière d’apprendre, en plus de l’enseignement normal, à jouer avec les oiseaux : « À la maison, lorsque je jouais, les oiseaux m’accompagnaient souvent de leurs sifflements. Alors, je cessais de travailler et je jouais avec eux. Les oiseaux sont capables de notes intermédiaires, du genre de celles que l’on peut retrouver dans la musique indienne » (p. 16). Des rencontres déterminantes au milieu des années 1950 : John Coltrane, Ornette Coleman, Max Roach, etc. Une certaine envie d’aller toujours voir ailleurs ce qui se passe. Quitter Los Angeles pour New York (comme plus tard il quittera les USA pour l’Europe), dans un premier temps, en 1959. Y retrouver Coltrane, avec lequel il n’aura cessé de correspondre, et rejoindre le quartette de Charlie Mingus. Jouer avec les grands, en quelque sorte. Mais, l’occasion aussi de sortir son premier disque : Outward Bound en 1960 dans lequel « Eric ne juge pas nécessaire de tout sacrifier à la nouveauté que contiennent certaines de ses trouvailles, mais investit plutôt une tradition qu’il a dans l’idée de bouleverser un peu. » (p. 32). Bourreau de travail, Eric Dolphy l’est certainement, lui qui, au moment de quitter Mingus, enregistrera dans la même journée Free Jazz avec le double quartette d’Ornette Coleman et son deuxième album. Un musicien que le doute ne quitte pas, qui cherche constamment et semble toujours quelque peu insatisfait : « Je suis loin d’être capable de pouvoir dire tout ce que je veux dans le domaine du jazz ». C’est sans doute pour ce genre de raisons que sa présence sera déterminante aux côtés de Coltrane au moment de ses participations à Africa / Brass et Olé, à tel point que ce dernier n’hésitera pas à dire : « Depuis que Eric Dolphy fait partie de la formation, il a augmenté nos possibilités et nos désirs, il a eu sur nous un effet amplificateur. Il y a des tas de choses que nous tentons maintenant, que nous n’avions jamais tentées auparavant. Nous jouons des choses plus libres qu’auparavant. » (p. 57).





Tout détailler serait fastidieux, d’autant que le livre de Guillaume Belhomme, loin d’être une hagiographie — ce n’est pas une vie de saint, c’une vie de musicien —, loin d’être un tableau qui ne connaît que les grands noms, sait faire revivre des figures tombées dans l’oubli. Comme il le rappelle justement : « Pour avoir besoin de figures emblématiques, l’avant-garde, en jazz comme ailleurs, n’en profite pas moins des efforts quotidiens, et souvent discrets, d’artistes moins gâtés par la reconnaissance et pourtant essentiels tout autant à la progression des choses » (p. 59). Histoire d’une avant-garde, Eric Dolphy ? Oui et non. On y lit certes la transformation du jazz au milieu du siècle dernier (1), mais l’attitude, la personnalité de Dolphy semblent le maintenir en quelque sorte à l’écart du souci moderniste. Ainsi, face aux volées de bois vert critiques que suscite une autre de ses collaborations avec John Coltrane (on les accuse de faire de l’anti-jazz), Dolphy répond avec un naturel déconcertant : « Vous me dites que mes hennissements sont anti-musicaux et que mes envolées dans les couinages heurtent l’oreille. D’accord, mais même si tous les gens fuyaient dès que j’embouche l’un de mes trois instruments, si aucune firme ne consentait à m’enregistrer et si je devais crever de faim pour jouer ce que je ressens, je continuerais à jouer. Parce que justement je le ressens… J’essaye de faire tout ce que je pense être à même de faire… » (p. 73).





N’est-ce pas cela d’ailleurs qui est rappelé à l’occasion du commentaire de Out to lunch qui « démontre une nouvelle fois que Dolphy ne parvient pas à couper tous les ponts qui le relient au bop. Retournant au passé pour mieux élaborer sa propre version de l’après, il parle le même langage que Charlie Parker tout en usant d’un autre vocabulaire, fait de néologismes et de fulgurances hors-cadre » (p. 95) ? Comme si Dolphy, jouant toujours comme il l’entend (2), avait toujours un pied du côté de l’avant-garde et l’autre ailleurs.






Le livre de Guillaume Belhomme est ainsi un livre savant et érudit. Parfois, même, jusqu’à l’excès, à moins que ce ne soit simplement un défaut de la critique jazz. J’entends par là ce côté liste de noms qui, pour être nécessaire quand on veut être précis, pourra lasser çà et là le lecteur néophyte, le modeste amateur. Toutefois, ce tort ou ce travers, comme on voudra, est compensé par une largueur de vue qui éclaire et permet d’envisager l’ensemble d’une vie au travers de ses péripéties. Parmi tant d’exemples : « Tout sa vie, Eric Dolphy aura donc couru après les expériences différentes, voire opposées. » (p. 35).





Le livre de Guillaume Belhomme est aussi un livre écrit — comme on aimerait en lire plus souvent, peut-être —, dans un langue sobre et nette qui ne se sacrifie jamais aux effets de manche, mais cherche plutôt la concision, voire le minimalisme et réussit à dire en peu de mots ce que maintes circonvolutions finiraient par effacer. (3)






(1) Voir le jugement de l’Auteur au sujet de Free jazz : « Huit musiciens vont ainsi, sur Free jazz, redonner une actualité à une improvisation qui, pour avoir été à l’origine du jazz, aura été négligée dans son développement jusqu’à ce que, dans les années cinquante, Lennie Tristano, Sun Ra, Charles Mingus et Gerry Mulligan n’œuvrent à son grand retour Cette fois, c’est à Coleman de redonner du souffle à l’improvisation et de rendre un peu de son âme au jazz » (p. 44).




(2) Cf. « Eric Dolphy joue simplement comme il l’entend, décidant ici d’épouser un point de vue esthétique, ailleurs, de le bousculer un peu. Comme si, chez lui, tout dépendait de l’humeur, qui commande l’implication ou conseille la fuite, l’un et l’autre prétexte à questionnement personnel. » (p. 62)




(3) Lire, pour s’en convaincre, ne seraient-ce que les dernières phrases du livre : « (…) Eric Dolphy aura fait figure d’original, avant d’être rattrapé par la profondeur de son message. Dans lequel une lignée pas encore éteinte de novateurs redevables s’empressera d’aller. Histoire, peut-être, d’édifier d’autres ponts » (p. 118).






Guillaume Belhomme, alias grisli, est chroniqueur pour dMute. Eric Dolphy est publié aux éditions Le mot et le reste, Marseille, 2008, 136 pages, 15 euros.



par Jérôme Orsoni
le 20/02/2008

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