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Littérature

: Sur surécoute



Peter Szendy, Sur écoute. Esthétique de l'espionnage, Paris, Les Éditions de Minuit, 2007





6. L'agent double, dans ce sens, serait une figure de ce que Jacques Derrida nomme l'autoimmunité (cf. "Foi et savoir dans La religion, séminaire de Capri sous la direction de Jacques Derrida et Gianni Vattimo, Seuil, 1996, p. 58 ; ainsi que Voyous. Deux essais sur la raison, Galilée, 2003, passim). Dans un autre contexte, et en d'autres termes, c'est aussi de cette protection contre la force propre du son, en tant qu'il s'écoute d'avance et s'anticipe dans l'improvisation, que semble parler le saxophoniste Wayne Shorter lorsqu'il déclare : "… le son, c'est quelque chose contre quoi il faut lutter, c'est ton propre adversaire ("Le Monde selon Wayne", dans Jazz Magazine, n° 544, janvier 2004, je souligne). (1)






C'est dans les notes de bas de page, plutôt qu'entre les lignes, qu'il faut à l'occasion lire les livres. On y trouve des rapprochements qui dessinent une méthode, tracent une culture sans ruptures, faite de coutures plus ou moins probables qui élargissent le spectre de nos conceptions. Comme en bas de cette page donc, Jacques Derrida et Wayne Shorter ensemble pour l'écoute.


Poursuivant la démarche entamée dans Écoute. Une histoire de nos oreilles (Minuit, 2001), Peter Szendy aura cependant choisi d'écrire un livre sur plus que l'écoute.

Ce qui travaille cet ouvrage, c'est en effet, loin d'une histoire de l'espionnage, le passage conceptuel de la mise sur écoute à la surécoute, à savoir : "une intensification de l'écoute, comme sa forme hyperbolique, portée à incandescence, à sa pointe la plus extrême et la plus active (…) comme un synonyme forgé pour l'hypersthésie auditive, c'est-à-dire comme une sorte de superécoute superlative." (p. 27). L'espion comme figure symbolique de celui qui met sur écoute, est intensément à l'écoute et finit par surécouter. Une "esthétique de l'espionnage" donc qui constitue un réseau de références (Shakespeare, Barthes, Mozart, Foucault, Coppola, etc.) duquel l'auteur fait émerger des notions : télécoute, préécoute, surécoute qui inscrivent, chacune à sa manière, l'écoute dans un rapport spécifique au temps, au dedans ou au dehors, aux lieux et aux œuvres.

Ce qui fait, en outre, tout l'intérêt de la démarche de Peter Szendy est sa volonté de saisir l'écoute dans sa spécificité en refusant de la penser par analogie avec ce qui a été — et demeure sans doute dans une large mesure — le sens-paragidme dans la tradition occidentale : la vision.


Ainsi, la première partie du livre (Surveiller et entendre) suivant le passage de la mise sur écoute à la surécoute, cherche à rompre avec le modèle de la surveillance visuelle (qui culmine dans le Panopticon de Bentham) pour cerner le concept d'un "point d'écoute" qui tout en répondant à celui de "point de vue" n'obéisse pas à un modèle semblable à la perspective. La conclusion, issue d'une analyse de la scène finale de Conversation Secrète de Francis Ford Coppola, établit que, de la même manière qu'on ne trouve pas d'équivalent auditif au mot "voyeur" dans la langue (p. 39) — il n'y a pas d'écouteur en ce sens — il n'y a pas de point d'écoute semblable à un point de vue de Dieu unique d'où tout ce qui est visible pourrait être vu :

Ce que me souffle en quelque sorte cette Conversation secrète, c'est qu'il n'y aurait pas, face à la musique ou au son, de point d'écoute stable, stabilisé ou fixé dans un édifice panacoustique. Il n'y aurait que des strates mouvantes, des sables dans lesquels s'abîmer en profondeur. (p. 69)


La peur, la mort, la peur de la mort (qui sait ?) sont des thèmes qui sous-tendent ce livre. De la citation de Nietzsche (2), en passant par les analyses de Barthes sur les trois âges de l'écoute ou encore l'animal dans le terrier de Kafka, à l'oreille mortelle d'Orphée, la mort de Wozzek, ce sont l'origine et les limites de variétés de l'écoute qui sont interrogées.

Ainsi, au moment où, dans L'Orfeo de Monteverdi, de l'extérieur de la scène, le bruit vient perturber le chant d'Orphée, c'est-à-dire au moment où la musique est interrompue et où elle cesse de se faire entendre seule, c'est la mort, la perte qui se fait entendre. Orphée (personnage qui motive la deuxième partie du livre : Sur les pas d'Orphée) porte dans son chant la possibilité de son interruption, comme si le chant lui-même pouvait écouter un bruit à venir qui en marquerait la fin : "C'est parce qu'elle est ainsi tournée vers la venue de ce qui vient, c'est parce qu'elle est emportée pas un désir de préécoute et de surécoute à la fois que l'oreille d'Orphée échappe à la musique" (p. 97). L'oreille d'Orphée est mortelle : criminelle et finie, une oreille qui souffre toujours d'un défaut d'attention qui est aussi peut-être un excès d'attention.

L'oreille d'Orphée marque la limite de la surécoute, la pointe extrême où son propre pouvoir se renverse pour l'exposer à l'accident de ce qui vient. (p. 99)


C'est à partir de ce bruit — parce qu'en émerge l'interruption — ou d'un autre (les bruits de pas dans Le rideau déchiré d'Hitchcock ou la claque organisée à l'Opéra ; on pensera peut-être aussi aujourd'hui à la claque organisée durant l'enregistrement des émissions de télévision) que se découvre ce qui, en un sens, rythme selon son propre rythme l'écoute : "les interruptions auditives sont des sortes de poinçons qui, en la trouant, estampillent la piste sonore". (p. 123). L'écoute n'a pas la stabilité que l'on peut attribuer à la vision, il n'y a pour elle que "des points de mire multiples, ou plutôt des points d'impact, des points névralgiques ou stratégiques (…) parce que la scansion auditive procède par des ponctuations en nombre" (ibid.).




La surécoute de Peter Szendy a quelque chose de la surinterprétation : elle écoute et écoute ce qui n'est pas encore audible, elle écoute en écoutant une sorte d'audible à venir, elle cherche à s'étendre jusque vers ce qui n'a pas encore eu lieu, comme la surinterprétation qui cherche à lire dans ce qui est écrit ce qui ne l'est pas. Toutefois, à la différence de la surinterprétation, la surécoute tend vers le futur, pour le prévenir : c'est le propre de l'espionnage. Or, il est possible qu'en opérant de la sorte, elle déclenche ce qu'elle cherche à prévenir. Attentive à tout, elle devient trop attentive, à chaque détail, ne sachant pas quoi écouter. L'agent double (à la fois maintenant et dans l'avenir) serait ainsi assujetti à l'imprédictible, soumis à l'événement qui dérègle son écoute et l'anéantit. Possibilité qui n'a sans doute rien de tragique, mais qui dérive de l'instabilité radicale de toute écoute.









(1) Peter Szendy, Sur écoute, p. 18, n. 6

(2) "250. Nuit et Musique. L'oreille, organe de la peur, n'a pu se développer aussi amplement qu'elle l'a fait que dans la nuit ou la pénombre des forêts et des cavernes obscures, selon le mode de vie de l'âge de la peur, c'est-à-dire du plus long de tous les âges humains qu'il y ait jamais eu : à la lumière, l'oreille est moins nécessaire. D'où le caractère de la musique, art de la nuit et de la pénombre", Friedrich Nietzsche, Aurore, Paris, Gallimard, 1970, traduit de l'allemand par Jean Hervier, pp. 182-183.

par Jérôme Orsoni
le 26/02/2007

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